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Symbolisme de la Brume et représentation de l'imaginaire humain dans The Mist de Stephen King et


Dans le dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant le brouillard est énoncé comme le symbole de l’indéterminé. Dans la Bible, Yahvé parle à Moïse en ces mots : « Je viendrai à toi dans l’épaisseur de la nuée » (Ex, 19, 9). Dans les récits de Perceval, le château du roi pêcheur est entouré par la brume, dissimulé des yeux mortels par ce voile qui limite la vision et sépare. Baudelaire lui dédit un poème de ses Fleurs du Mal, énonçant que « rien n’est plus doux au cœur plein de choses funèbres […] que l’aspect permanent de vos pâles ténèbres, […] d’endormir la douleur sur un lit hasardeux ». La brume est un mur, une barrière entre le connu et l’inconnu, un espace tampon qui sépare le réel de l’au-delà du réel, ce qui est accessible au sens de la vue, le premier sens humain, et ce qui ne l’est pas.

La pensée contemporaine s’interroge sur la nature de ce monde particulier. Ce qui était auparavant une frontière est devenu une ligne de transition entre deux espaces différents qui ne devraient pas pouvoir cohabiter l’un avec l’autre. En tant que séparation, elle est en elle-même un monde où des éléments des deux mondes en contact se rencontrent et s’entremêlent, provoquant un schisme dans la réalité. Ce nouvel espace n’est ni l’un ni l’autre des deux environnements, il est une fusion, un nouvel état qui trouble et qui effraie, un espace où l’individu qui y est projeté y déverse son imagination et où ses instincts premiers, libérés des amarres que forment un espace découvert et donc prévisible ainsi qu’une connaissance certaine par l’habitude et le savoir de cet espace, se déchaînent et se répandent, faisant ressortir au travers du voile impénétrable des formes fantastiques, prémisses d’une lutte à la fois physique et mentale de l’individu face à lui-même. Au travers de l’œuvre The Mist de Stephen King et son adaptation cinématographique par Frank Darabont, ces acceptions sur la brume seront développées afin d’exprimer comment, par cette manifestation climatique, l’esprit humain se retrouve exposé et comment, au travers du jeu Silent Hill et son adaptation cinématographique par Christophe Gans, ces concepts se retrouvent confirmés.


En premier lieu, il est important de mettre en valeur un élément essentiel au sein de ces deux œuvres et de leur adaptation respective. Dans chacune d’elles, les protagonistes font face à une situation stressante qui marque leurs actions dans l’environnement nouveau dans lequel ils sont projetés : leur enfant est en danger de mort. Dans le cas de Silent Hill, l’enfant a disparu et son parent parcourt la ville à sa recherche. Dans le cas de The Mist, David est enfermé dans le magasin en compagnie de son fils, entouré de personnes qui virent de plus en plus vers la folie, eux-mêmes soumis au stress intense d’un environnement extérieur porteur de mort. Ces deux personnages se retrouvent donc dans un espace-temps particulier dans lequel toutes les considérations morales et civiles sont effacées par la nécessité de sauver l’enfant qui est le leur. Autour de cet état de tension particulier, l’espace qui se trouve tout autour d’eux devient l’expression de leur propre réalité, de l’enfermement de leur esprit dans un schéma limité qui ne prend en compte que ce qui les touche au plus près : leur enfant. Dans cet état de pensée, l’individu, qu’il soit homme comme c’est le cas dans les deux versions de The Mist et dans le jeu vidéo-ludique Silent Hill, ou bien femme comme dans le film de Christophe Gans, se détache complètement de tous les impératifs de réalité, plus rien ne compte pour eux que la recherche de leur but et la réunification avec leur enfant avec un environnement stable, qui reformera le monde qui est le leur. Autour de cette situation particulière, la brume prend forme en tant que représentation de leur propre état, expression de leur être. Mais cette réalité n’est pas immédiatement perceptible, puisque tout d’abord considérée au sein des œuvres comme étant de l’ordre de l’irréel. C’est par cet état non perçu en premier lieu que l’illusion du monde de la brume en tant qu’espace à part entière se retrouve renforcé; il n’est pas clairement considéré comme manifestation de l’esprit des protagonistes car il s’inscrit dans un univers qui le contient par définition : Silent Hill existe avant que le protagoniste ne s’y retrouve plongé, et la brume envahit un lieu connu dans lequel se sont déjà tenus des actes du quotidien de David. C’est pour cette raison que la venue de la brume est considérée tout d’abord comme un événement étrange, puis surnaturel, tout comme nous allons le voir par l’œuvre de Stephen King.


La première mention qui est faite de la brume dans The Mist n’est pas réelle. Elle est rapportée par le narrateur, David Drayton, à propos d’un rêve. Dès cette première évocation, les vieilles légendes prennent forme :


In the dream I could hear the rending crack and splinter of breaking trees as God stamped the woods into the shape of His footsteps. He was circling the lake, coming toward the Bridgton side, toward us, and all the houses and cottages and summer places were bursting into purple-white flame like lightning, and soon the smoke covered everything. The smoke covered everything like a mist.


Dans le récit du rêve fait par David, les symboles de l’incursion du divin dans le monde réel sont exposés avec force : le mot « God » énoncé en tant qu’élément vivant agissant sur le monde évoque la rupture de la cohérence du monde réel, la force de l’imaginaire qui abat la nature représentée par les arbres et qui recouvre tout pour détruire le monde humain. Il n’est pas question ici du dieu chrétien, mais du concept même de divin, de ce qui est transcendant à l’humain. Ce « God » est une image de l’au-delà du réel qui apparait dans la réalité pour y imposer une marque que l’humain ne peut combattre. La couleur des flammes qui sont comparées à la foudre rappelle l’attribut du dieu des dieux grec Zeus qui, dans la mythologie de l’Antiquité, n’était pas détaché du monde des humains. Dans les récits mythologiques, les dieux et les humains interagissaient les uns avec les autres, la frontière entre les mondes n’existait pas. Cet espace particulier était un moyen pour les habitants de l’antiquité de se représenter le monde qui les entourait et ses manifestations qu’ils ne pouvaient se figurer autrement qu’avec le recours à l’imaginaire. Dans un monde où le vent, l’orage et les tremblements de terre sont compris dans leurs fonctionnements respectifs, le rappel des ces éléments figuratifs de la pensée pré-scientifique apporte les premiers indices de ce qui va se passer : l’émergence d’un monde différent de l’espace pragmatique va prendre place dans le monde des personnages et déstructurer la pensée scientifique pour des éléments nouveaux, hors monde, issu de l’imaginaire de l’individu.


La suite de l’œuvre apporte ces événements particuliers. La Brume envahit la petite ville où Drayton et son fils se sont rendus. Alors qu’ils sont dans un magasin avec plusieurs dizaines de personnes, un habitant, le nez en sang, se précipite dans le magasin et annonce : « something in the fog ». À partir de cet instant, des événements étranges vont se dérouler dans la vie des personnes présentes; des tentacules apparaissent de la brume et se saisissent d’un commis du magasin, tout un groupe qui tente de traverser la brume disparaissent, ne laissant comme preuve de leur devenir que des cris rapidement étouffés.; dans le film de Darabont, des insectes parviennent à s’infiltrer dans le magasin, une des caissières se fait piquer et meurt de cette blessure, et lors de la sortie de Drayton et de ses compagnons de fortune, un d’entre eux se fait emporter par une bête gigantesque. À chaque fois, la même réaction se produit, représentée par les mots de Ollie, un des employés, après la première manifestation visible de ce que contient la brume : « What we saw… it’s impossible, […] you know that, don’t you ? ». Ce questionnement est celui qui définit à chaque fois les manifestations dont David est le témoin : l’impossibilité est la marque de ce qui se produit. Tout ce que les personnages vivent ne peut pas faire partie du monde réel, malgré le fait que ces derniers aient vécu ces événements, et cette pensée n’est pas tout à fait fausse. En effet, ce qu’ils vivent n’est pas complètement réel; ce sont des manifestations de leurs propres peurs et de leur imagination qui se matérialisent et qui les attaquent.


Peu avant la première apparition, David se retrouve plongé dans le noir du local de stockage du magasin, au prise avec un moteur récalcitrant, incapable de tenir debout et pris par une peur qu’il parvient à contrôler à grand peine. Alors qu’il parvient à regagner la sortie, un bruit se fait entendre de l’extérieur. Fuyant ce qu’il ne comprend pas, il se retrouve nez à nez avec Ollie et trois autres personnes qui lui proposent de retourner dans la pièce afin de connaître l’origine du bruit. S’en suit une confrontation orale qui aboutit à l’ouverture de la porte arrière et à l’apparition de tentacules qui emportent l’un des travailleurs du magasin. Par la suite, alors que le groupe de Norton, le voisin de David, sort avec un groupe d’individus, l’un d’eux accepte d’attacher une corde à sa taille. Tandis qu’il laisse la corde filer lentement entre ses doigts, David pense au film de Gregory Peck Moby Dick; juste après cette pensée, la corde « suddently whipsawed violently to the left, twanging off the edge of the out door ». Encore plus loin, lorsque David se rend à la pharmacie pour vérifier si des personnes pourraient avoir besoin d’aide, la première chose qu’il voit est un exemplaire du comic Spider-Man; peu après cela, le lieu se révèle infesté d’araignées. Au travers de ces images qui deviennent des faits, le récit de The Mist met en valeur l’expression de l’imaginaire de l’individu et le pouvoir qu’il exerce sur la perception de l’individu sur son environnement. La brume, dans sa réalité scientifique, est un état de suspension de l’eau dans la basse atmosphère; dans son effet sur la psyché, il est une toile, un écran sur lequel l’être humain, privé du sens de la vue, supplée à cette carence en y projetant ses pensées et l’interprétation qu’il fait du réel dans son environnement.


Afin de comprendre cette état de fait, il est important de comprendre en quoi la privation de la vue est un phénomène perturbant pour l’être humain. Au cours de l’évolution des espèces, le proto-humain s’est distingué par sa capacité à pouvoir extrapoler ses actions futures en fonction du sens de la vue. De cela la posture sur les pattes postérieures est devenue un gage de survie. Les autres sens demeurèrent une réalité, mais le fait de voir et de comprendre par cela ce qui se trouvait tout autour participa au développement de l’humain : voir est un gage d’anticipation et d’inscription dans le monde. Cependant, le fait de se concentrer sur le sens de la vue implique également une dépendance à l’environnement plus importante, car ce que l’œil ne peut pas voir devient par cela un espace dans lequel l’esprit de l’individu peut projeter ses fantasmes ou ses illusions. Ce que l’être humain ne voit pas devient un espace où son esprit se projette sans ancrage, laissant le champ libre à toutes sortes d’impossibles. C’est ce qui se produit pour les personnages de The Mist. À partir du moment où la brume envahit l’espace narratif, le personnage de David projette ses peurs et les images qui remplissent son esprit. Toutes les créatures qui apparaissent sont d’ailleurs reliées à David d’une manière ou d’une autre, que ce soit par sa présence physique ou par un lien qu’il entretient avec ce qui se déroule et dont il n’est qu’un spectateur semi-passif. Dans The Mist, le personnage de David est toujours l’initiateur de leur apparition. L’espace de la remise, plongé dans le noir, est une représentation du mythe de la caverne de Platon, où ce qui ne peut être vu devient immédiatement une menace pour la survie de l’être, une matérialisation de la peur de la mort. En voyant les tentacules qui se saisissent du jeune homme sans l’atteindre, le personnage de David exprime la peur reliée à l’image de l’ombre déformée par les flammes de l’âtre. L’origine des tentacules est inconnue, ces dernières ne sont que le prolongement de ce qui se trouve dans la brume, c’est à dire hors de sa perception, comme un bras peut avoir l’air d’une longueur démesurée selon son orientation à la lumière, lumière qui est représentée par le moteur qui génère l’électricité. Lorsque le groupe sort pour tenter de trouver de l’aide, David est relié au groupe par la corde qu’il tient et qui lui sert à connaître l’avancée de celui qui a accepté de l’aider. Lors de cet acte, c’est la représentation de l’acte qu’il est en train de faire et son assimilation à la pêche qui provoque le drame de la corde qui fouette l’air et qui se déroule, comme si l’humain auquel il était relié était un appât. Quant à l’épisode de la pharmacie, les araignées sont, comme il a été dit plus haut, l’image de la pensée de David autour du personnage de Spider-Man, cet être que la morsure d’une araignée transforma en un être doté de capacités particulières. En voyant le comic sur le sol et en s’en emparant, David inscrit dans son esprit l’image de l’arachnide qui peut ainsi s’inscrire dans la brume et devenir réalité.


Pour la fin de l’œuvre, la distinction entre le livre et le film nous renseigne de manière plus profonde sur notre thème. Dans le livre, David part du magasin dans lequel il se trouvait. Avec lui se trouvent plusieurs personnes qui acceptent de le suivre afin de ne pas subir les foudres de la foule. Le trajet, effectué dans la voiture de David, ne rencontre aucune fin réelle. David continue de rouler, toujours apeuré par son environnement, mais toujours désireux de survivre, de trouver une sortie à la brume. Mais cette dernière semble envelopper le monde entier. Dans le film, la route se termine lorsque le véhicule tombe en panne d’essence. À ce moment, les occupants de la voiture se résignent à la mort par balle. Cependant, ils sont cinq, et ils ne possèdent que quatre balles. David accepte donc de tuer tous les occupants et de se livrer lui-même aux monstres de la brume. Après avoir accompli son œuvre, il sort de sa voiture, libéré de sa peur et l’affrontant pleinement, lorsque la brume peu à peu se dissipe, laissant place aux forces armées humaines. Cette fin, qui diverge de l’œuvre originale, met en avant l’idée première de cet article : tout ce qui se produisait dans l’entourage de David était généré par la peur qu’il entretenait et qui s’exprimait à l’intérieur de la brume. En tuant son fils et les autres occupants de sa voiture, le personnage de David se débarrasse de sa peur, et par cela la brume ne possède plus aucune emprise sur le monde, elle peut alors être vaincue par les humains, par la technologie représentée par le char, premier élément qui se distingue au travers de la brume, symbole du contrôle sur la matière et de l’organisation de celle-ci à des fins de protection et de lutte contre l’étranger.


Par cette fin double autour du personnage de David Drayton, le concept de la brume se pare d’une structure représentative de l’esprit et de sa potentialité. Elle est un espace où le réel et l’irréel sont deux facettes d’une même réalité, celle que l’esprit forge autour de lui-même. En limitant la portée du regard, l’individu prisonnier de la brume se renferme; le monde qui auparavant était autour de lui cesse d’être pour ne laisser que l’être et ce qu’il peut comprendre par rapport à ce qu’il perçoit. Le principe objectif sur le monde ne peut plus être. Tout devient soumis à l’interprétation de l’être en relation avec sa propre réalité. Toutes les manifestations qui se produisent dans la brume ne sont plus d’ordre physique mais d’ordre mystique, selon une conception non pas anthropocentrique ou anthropomorphique mais selon un principe que l’on pourrait décrire comme oniromorphique. J’appelle oniromorphisme l’expression de manifestations dont l’origine supposée provient d’une interprétation de l’humain selon ses propres perceptions, et dont l’origine supposée prend forme dans la réalité sous l’apparence de créatures issues de son imagination. En utilisant le terme d’oniromorphisme, je fais référence au principe du rêve qui est une représentation de l’esprit sur les informations qui sont les plus présentes dans le cerveau humain au moment du sommeil. La cohérence n’existe pas réellement à l’intérieur du rêve, si ce n’est que les éléments s’enchaînent et sont perçus, provoquant par cela l’acceptation du rêveur sur ce qu’il est en train de vivre. Ces informations sont présentes dans l’esprit de celui qui rêve, et cela est en soi la justification de la réalité, même si cette réalité ne devrait pas être possible dans le monde réel. Ainsi, tout se déroule au sein de l’univers de la brume non pas selon des critères rigoureux de logique et d’adéquation entre le milieu et l’action effectuée ou observée, mais selon des liens conceptuels nés au cœur de la pensée de David. Les tremblements de terre ne sont pas dus aux mouvements tectoniques mais à des bêtes immenses dont la corpulence fait vibrer le sol, comme cela se produit lorsque les personnages se retrouvent en voiture après avoir fui le magasin. La porte qui ploie dans la remise du magasin est soumise aux tentacules d’une bête inconnue. L’individu qui sort du magasin une corde à la taille est emporté au loin comme s’il n’était qu’un appât sur un fil de pêche, comme l’aurait fait un poisson, même si l’action se passe sur terre.


Ainsi, la brume supprime la logique du monde pour la remplacer par la logique de l’esprit. Cette conception de la brume telle qu’elle est conçue dans The Mist se retrouve dans d’autres œuvres artistiques, comme le jeu vidéo Silent Hill et son adaptation cinématographique. Dans le premier volet du jeu vidéo (qui sera le seul cité dans cette étude), le personnage principal se retrouve projeté dans une ville fantôme où la brume remplace le jour. Durant le jeu, le personnage est confronté en quasi permanence à des monstres de cauchemars. Lors de la progression, le personnage apprend que la ville est soumise à une malédiction d’ordre religieux, qui plongea la ville dans un espace différent. Cette malédiction est due à l’attitude des dirigeants de la secte qui voulurent tuer une jeune fille qu’ils avaient accusée de parenté avec le diable. Cependant, la fillette survécut, et la douleur de son supplice (elle fut condamnée à être immolée) provoqua en elle un sentiment de vengeance tel que la ville toute entière fut projeté dans cet autre monde.


Durant toute la progression de l’intrigue, le personnage principal se déplace dans la ville de Silent Hill pour retrouver sa fille égarée. Au cours de ses recherches, de nombreux indices sont portés à son attention, structurant le monde du jeu autour de la notion de rêve : l’alternance des cycles jour-nuit parfois extrêmement erratiques, les créatures aux formes vaguement réelles et clairement difformes, la présence d’êtres aux attributs divins ou diaboliques expriment ce virement dans la conceptualisation du monde, qui n’est plus d’ordre naturel mais d’ordre subjectif : l’espace scénique est une trame pour l’esprit qui le contrôle et dans lequel ce dernier projette tout ce qui peuple son être, toute la douleur et la souffrance dont il est victime. La brume devient une nouvelle fois le support de dissimulation aux sens tel qu’il était dans l’œuvre de Stephen King. À partir de cela, il est possible de continuer notre développement autour du concept de brume comme représentation de l’esprit.


Dans The Mist et Silent Hill, la brume est un espace sur lequel les peurs s’impriment et s’expriment. Mais ce n’est pas tout. La brume est également l’expression de l’être prisonnier de lui-même. Elle est la représentation picturale de l’individualisme, non pas pris dans sa définition matérialiste, mais dans son aspect conceptuel. La brume est la forme de l’être qui fait fi de tout ce qui l’entoure, de tout ce qui est autre que lui. Elle est le carcan de l’autre. Dans le film de Christophe Gans, la protagoniste, une fois sa fille retrouvée et la secte anéantie, parvient à quitter Silent Hill et retourne chez elle. Mais le monde dans lequel elle a été plongée malgré elle n’en a pas fini avec elle. La brume continue de s’étendre dans sa vie. Arrivée chez elle, son mari, attendant désespérément de ses nouvelles, ne la voit pas. Il ne peut que sentir sa présence, son parfum, comme une aura qui flotte autour de lui. La protagoniste, quant à elle, ne prend pas même garde à cette connexion qui semble exister entre elle et lui. Elle ne le peut pas. Elle ne fait plus partie du monde réel. Elle n’est plus elle-même. Le démon qui l’a possédée l’a définitivement exclue de tous ses liens. La corruption qu’elle a choisi d’endosser pour sauver sa fille l’a définitivement changée. En acceptant la présence du démon dans son corps et en la libérant dans l’église où se rassemblait la secte, elle a retrouvé sa fille, mais elle y a perdu son humanité. En permettant au démon de tuer les survivants pour accomplir son objectif, elle a cessé d’être humaine pour devenir démon à son tour. Elle est devenue, tout comme David dans The Mist, le seul référent de son monde. Prisonnière de la brume, elle est prisonnière d’elle-même. Elle est seule.


Au travers de cette expression conceptuelle de la brume s’inscrit une divergence profonde entre le jeu et le film qui s’en est inspiré. Dans le film Silent Hill, l’espace de la brume est un lieu où les protagonistes peuvent se déplacer, où n’existent que les humains, préférant les moments d’obscurité pour faire apparaitre les monstres, tandis que dans le jeu vidéo, la brume renferme toutes sortes de créatures étranges, mais qui ne sont que de pâles expressions de ce que renferment les périodes d’obscurité. Cependant, et malgré cette différence, la brume demeure l’espace premier dans lequel la plupart des actions prennent place, et la marque essentielle de l’état particulier du monde. Cet entre-deux, tout comme il a été expliqué pour The Mist, est un espace en lui-même, un lieu de contact entre le monde réel et le monde que l’on peut considérer comme démoniaque, mais qui n’est en fait que l’espace d’expression de l’âme humaine débarrassée de ses propres limitations morales et collectives.


Ainsi, le symbole de la brume dans l’œuvre vidéo-ludique Silent Hill est la métaphore de l’espace individualiste, du cadre dans lequel les normes et valeurs morales et physiques n’existent plus. Tout ce qui se passe dans la brume ne répond à aucune réalité morale humaine. Tout ce qui s’y trame est de l’ordre de l’inhumain, non pas au sens de bête mais au sens du démoniaque. Tout ce qui se déroule dans l’espace envahi par la brume est de l’ordre de la disparition, de l’oubli, de l’acte purement individualiste ne visant d’autre but que son propre but, même si ce dernier n’est pas consciemment voulu. Dans Silent Hill, les morts sont désirées en tant que rétribution de la souffrance subie par la jeune fille. Dans The Mist de Stephen King, les morts sont désirées inconsciemment : le jeune garçon meurt afin que David puissent prouver que sa peur était justifiée, qu’il y avait bien quelque chose dans la brume; le groupe de Norton, qui sort dans la brume est tué car par cela David est de nouveau conforté dans sa pensée que la brume est une menace létale. À l’opposé, quand il sort en compagnie de sa maîtresse et de son fils, parce qu’il prend la décision de sortir, sa survie est assurée; il ne peut mourir, car mourir par les créatures de la brume serait accepter son propre suicide, chose qu’il ne peut accepter par la présence de son fils.


La brume est donc dans ces deux œuvres et leur adaptation respective un espace en soi qui n’est pas véritablement présent dans la réalité. C’est une dimension de l’esprit dans lequel les personnages projettent leur être dans leur entièreté, laissant par cela libre court à leurs pulsions les plus violentes, leurs peurs et la matérialisation de leur peur, ainsi que la mort, non pas en tant qu’élément frappant de manière indéterminée, mais répondant à leurs désirs conscients ou non. L’oniromorphisme caractéristique de la brume devient l’expression de la nécessité conceptualisée des protagonistes d’affronter leur environnement afin de parvenir à leur fin, quelle qu’elle soit. Il est le point de focalisation entre une situation particulière et la peur inhérente au changement induit par cette situation. La brume n’est plus une limite, elle est un espace, une expression de l’être humain, une métaphore de la conceptualisation de l’autre et du soi au cœur de situations extrêmes dans lequel l’humain ne voit plus le monde en tant que monde dans lequel il se trouve, mais en tant qu’espace qu’il souhaite maîtriser afin de survivre et de parvenir à ses fins propres, quelles qu’en soient les conséquences pour les autres et pour lui.





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