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Histoire inspirée par une aveugle

« C’est en me retrouvant dans une rivière que j’ai compris cette histoire. C’était une histoire banale, une histoire comme tant d’autres, avec un début, un milieu et une fin, comme ce qu’Aristote racontait. Je l’avais entendue longtemps auparavant et je l’avais répétée à d’autres quand le moment s’y prêtait. Et puis parfois je l’oubliais pendant plusieurs semaines. Pendant plusieurs mois je n’y pensais pas. Et quand elle revenait, elle était toujours la même, à quelques petits changements près. Mais je m’en moquais. Oublier un mot, rajouter un mot. C’est ça qui fait vivre les histoires. C'est quand elles n’ont pas fini d’être différentes qu’elles sont réelles. Elles sont réelles parce qu’elles changent. Et elles changent parce qu’on change. Dans un sens, les histoires sont des humains et les humains sont des histoires. La différence est trop fine pour être réelle. On raconte notre histoire et notre histoire nous raconte. C’est sans doute pour cela que certaines personnes pensent que l’histoire de chacun est déjà écrite. C’est pour cela que le destin est toujours comparée à un livre. C’est comme le temps. Le temps est une rivière. Le temps coule. De la source à l’océan, l’océan où la rivière se diffuse, apportant dans son sein tout ce qu’elle a récolté en chemin, la rivière coule. Elle coule. Elle coule.


Un jour, j’ai raconté cette histoire. Est-ce que c’était la cinquantième, la centième fois? Peut-être plus, je ne sais pas. Beaucoup de fois. C’est le beaucoup qui compte. Le nombre exact n’est pas important. Tout est dans le nombre.

J’ai raconté cette histoire, et une personne qui écoutait m’a dit qu’il avait déjà entendu cette histoire, mais pas de la même manière. Je lui ai demandé de la raconter à son tour, et c’était vrai qu’elle était différente. Le nom des personnages était presque le même, presque. Ici, c’est le presque qui compte. Le lieu aussi était différent. Ce n’était pas la même ville, pas la même nation. Elles étaient presque les mêmes, mais pas exactement. Et puis ce qu’ils faisaient, les personnages de cette histoire, ce n’était pas la même chose. Mais dans son ensemble ces deux histoires étaient pareilles. Elles étaient vraiment très similaires. Mais elles n’étaient pas identiques. C’est ce que je lui ai dit. J’ai dit à cet homme qu’il se trompait, que la personne qui lui avait raconté cette histoire s’était trompé, que la véritable histoire était celle que j’avais racontée juste avant lui et que celle qu’il avait entendu était fausse, et il m’a dit que c’était peut-être vrai, mais qu’il était également possible que ce soit mon histoire qui soit fausse, que ce que j’avais raconté avant était l’autre version, la version différente, et qu’on ne pouvait pas juger qui avait raison et qui avait tort.

Ça ne m’a pas plu. Je lui ai donc proposé un pari. J’écrirais son histoire et la mienne sur deux feuillets et je parcourrais le pays tout entier, lisant les deux versions de l’histoire à qui pense la connaître et je demanderai ensuite qu’elle est l’histoire authentique. Avec suffisamment de personnes interrogées, j’aurais une idée presque objective de la réalité, et si c’était mon histoire qui recueillait le plus de voix, alors cela voudrait dire que j’avais raison. Si c’était son histoire, je ne chercherais pas à tricher et j’avouerai ma défaite.

Il a accepté. J’ai recopié son histoire et la mienne et j’ai marché. Combien de jours est-ce que j’ai marché? Je ne sais pas. Cinquante? Cent jours? Plus? Ce n’est pas important. Ce qui est important c’est que chaque jour je racontais une histoire ou l’autre, et à chaque fois je demandais si les gens la connaissaient, si c’était bien l’histoire qu’ils avaient entendue ou s’il y avait des différences avec leur version. Parfois, ils donnaient foi à l’une ou l’autre des deux versions que je possédais. Mais le plus souvent, ils me disaient qu’aucune des deux n’était la bonne, que celle qu’ils avaient entendue était un peu différente, que le pays était autre part, que les personnages n’étaient pas vraiment les mêmes ou qu’ils n’allaient pas au même endroit. À chaque fois qu’on me disait cela, je leur demandais de me raconter la version qu’ils avaient de l’histoire et je la ré-écrivais. Après un certain temps, ce n’étaient plus des pages que j’avais mais un livre, un livre épais et lourd qui contenait plusieurs dizaines d’histoires qui se ressemblaient toutes mais qui n’étaient pas exactement les mêmes, et dans ces histoires, il se passait presque toujours la même chose, mais c’étaient toujours des histoires différentes, différentes d’un nom, d’un regard ou d’une couleur, d’une forme ou même d’un reflet. Ce n’est pas grand chose un reflet, mais ils insistaient dessus, parce que c’était un détail qui n’était pas dans les histoires que j’avais et c’était pour cela que leur version était différente.

Quand je suis revenu voir cet homme avec qui j’avais fait le pari, je n’avais plus deux histoires mais plusieurs dizaines d’histoires. Il me demanda laquelle de nos deux histoires avait eu le plus de voix et je lui ai dit que c’était les deux, que nous avions tous les deux eu le même nombre de voix. Est-ce que c’était huit, ou bien onze, je ne sais plus. Ce qui compte, c’est que nous avions le même nombre. Il était frustré. Il m’a accusé de mentir. Je lui ai dit que je l’étais aussi, mais que je ne mentais pas. Il m’a répondu que c’était comme mon histoire, que j’avais changé le compte pour ne pas perdre la face. Je lui ai promis que ce n’était pas ça, que je n’avais pas triché, mais il n’a pas voulu m’écouter et il est parti.

J’étais en colère. J’étais tellement en colère. Je suis parti de l’endroit où je me trouvais et j’ai marché tout droit avec mon livre sous le bras. Et quand j’ai trouvé une rivière, je suis allé dans elle, et quand je suis arrivé au milieu j’ai ouvert le livre et j’ai lancé les histoires dans l’eau. Les feuilles se sont étalées tout autour de moi à cause du courant, et elles sont restées autour de moi pendant un temps que je ne pourrais pas donner. Ce n’est pas important de savoir combien de temps elles sont restées autour de moi. Ça n’a aucune importance. Ce qui est important, c’est qu’au bout d’un moment l’eau a commencé à effacer l’encre qui formait les mots. C’était une encre noire, un noir très profond, presque aussi noir que le silence. Aussi, quand l’encre s’est détachée des pages, l’eau est devenue presque aussi noire que l’encre. Et moi j’étais au milieu, comme si l’encre m’entourait. Puis l’encre est partie complètement des feuilles et je me suis retrouvé entouré par des pages vierges qui ont fini par partir, elles aussi. Je les ai regardées partir, et c’est alors que j’ai compris.

Je suis sorti de l’eau. J’étais trempé mais je suis quand même retourné là où l’homme m’avait laissé. J’ai attendu plusieurs jours. Combien de jours? Je ne sais pas. Ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est que j’ai attendu, et quand il est revenu, je suis allé vers lui. Il m’a repoussé, disant qu’il ne parlait pas avec les menteurs. Je lui ai tendu la main et je lui ai demandé pardon. Il m’a demandé si je demandais pardon pour avoir menti. Je lui ai répondu que je lui demandais pardon car je m’étais trompé. Il a serré ma main et m’a demandé sur quoi je m’étais trompé. Je lui ai répondu que je m’étais trompé, que nos histoires étaient les mêmes mais que je ne l’avais pas compris avant, et que ce n’étaient pas seulement nos histoires à nous deux mais toutes les histoires que j’avais récoltées qui étaient pareilles. Il m’a demandé si j’étais fou. Je lui ai dit que non. Il m’a dit que je devais être fou pour croire cela. Les histoires étaient toutes différentes. Les noms étaient différents, les pays étaient différents, les actes étaient différents. Il y avait des différences partout. Mais je lui ai répondu qu’il oubliait quelque chose. Et quand je lui ai dit ce qu’il oubliait, il m’a regardé avec des yeux presque étrangers et il est parti. Je ne pense pas que je le reverrai.


« Ce n’est pas l’encre qui compte mais la feuille. »


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