La littérature comparée et son extension prochaine : les espaces vidéo-ludiques
(article publié dans la revue canadienne de littérature comparée, volume 41.2 2014)
La littérature comparée met en valeur les ramifications du savoir. Comment les concepts sont-ils devenus ce qu’ils sont, pourquoi existent-ils des différences entre ces concepts, d’où proviennent-elles et où conduisent-elles ? Telles sont les questions auxquelles répond la littérature comparée. Ce que nous faisons, nous comparatistes, est de porter à la lumière ce qui demeurerait autrement dans l’ombre des œuvres étudiées. Nous sommes des lapidaires qui taillent, forment et sculptent les œuvres pour que d’elles ressortent les racines des idées qui les forment. Nous mettons en avant des liens nés de l’élaboration d’une pensée qui s’est conçue autour d’une réalité qui est celle de l’individu créant et de l’individu recevant, par l’intermédiaire.
Ces liens se trouvent dans les formes d’expressions de l’être que sont les œuvres artistiques, ces espaces dans lesquels l’auteur, par le biais de concepts spécifiques, transmet sa vision du monde qui l’entoure. Dans cet intérieur expression de l’auteur, le monde ainsi façonné se distingue de ses semblables par les choix qui ont été faits, par les lignes qui forment les structures constitutives de ce qu’il est. Le choix des images et des concepts qu’ils permettent d’aborder constitue la fondation d’une œuvre ou d’un chef d’œuvre, distinction qui repose sur l’excitation de la sensibilité du récepteur et ce que ce dernier, en tant que récepteur, émet par la suite. Une grande œuvre se distingue donc par sa capacité à être reçue et à générer en retour. Toute œuvre artistique qui ne remplit pas ces deux conditions demeure dans l’inconnu.
Cette réalité de l’œuvre littéraire, composée des influences multiples de l’humanité, évolue avec les techniques de communication. Dans notre monde de plus en plus porté vers les technologies numériques et les espaces virtuels, le concept même d’œuvre littéraire change. Elle n’est plus simplement un média composé de mots, mais l’intime liaison qui existe entre tout ce qui forme l’espace dans lequel ces derniers sont inscrits. Le film fut la première évolution de cette réalité. En lui les décors se lièrent avec les mots pour apporter une dimension supplémentaire aux thèmes transmis par des derniers, pour figurer l’environnement de manière plus instinctive, plus directe. Avec les réalités virtuelles et les images de synthèse, ces décors permettent à présent de propulser le récepteur dans des mondes différents, dans lesquels les idées trouvent de nouveaux moyens d’existence, de nouveaux cadres d’expression. Mais les mots demeurent. En tant qu’éléments premiers de conceptualisation de la pensée et donc de mise en relation entre l’extérieur et l’intérieur de l’individu, les mots sont présents dans tous les médias visuels, faisant d’eux de nouvelles formes de l’œuvre littéraire. Les idées que contiennent et transmettent les films, couplées aux différentes formes d’expressions qui peuvent être employées pour leur transmission au sein des œuvres cinématographiques font de ces œuvres de véritables supports pouvant être analysés à des fins comparatistes. Les études de plus en plus nombreuses mettant en lien les différents supports artistiques, que ce soit en tant que référants secondaires ou bien comme source première de comparaison, sont la preuve de ce changement de perception sur le cadre d’application des études comparatistes. La perception change, les mots demeurent.
Cependant cette évolution des supports de réflexion ne touche pas encore tous les médias. L’un des médias les plus importants de ces dernières années demeure encore hors de toute analyse. Je veux parler des jeux vidéos.
Il y a encore vingt ans, les jeux vidéos ne pouvaient que très difficilement sortir du domaine du loisir pur. En eux ne pouvait se trouver aucun espace de réflexion intellectuelle. Ils étaient des cadres pour des actions semi-automatiques orchestrées par les joueurs, des casses-têtes électroniques. Le développement de la technologie numérique changea la donne. Les jeux devinrent de plus en plus développés. Ils purent alors être construits comme des mondes particuliers, comme des films dans lesquels les personnages sont animés par les joueurs qui découvrent l’univers dans lequel les protagonistes agissent et évoluent. Cette évolution s’exprime comme elle s’exprime dans les films et les livres, par des interactions entre les personnages, par l’échange de mots, d’histoires et de pensées en tant qu’expression des concepts perçus et transmis. La différence, de passer d’un support papier à l’esprit à une transmission par le biais d’images représentées, ne doit pas effacer la base fondamentale première de ces média et de ce qu’ils contiennent. Les personnages n’en sont pas moins des expressions de réalités humaines, des images d’êtres avec un passé et un présent, et leur environnement, la société dans laquelle ils existent sont eux-aussi formés sur des bases réelles. Ces mondes et ces personnages sont tout aussi réels que les mondes et les personnages des œuvres littéraires. Ce qui les distingue est une forme visible, une autonomie de l’acte initiée par le joueur, mais ce qu’ils sont, les symboles qu’ils portent en eux et qu’ils expriment, sont du même alliage que leurs prédécesseurs. Bien sûr peu de jeux vidéo-ludiques proposent de tels personnages, mais la rareté de leur réalité doit-elle les condamner à l’oubli ou au déni ? Le support dans lequel ils existent et évoluent doit-il être défini comme leur limite première, ou bien doit-on les considérer comme des personnages au même titre que ceux des œuvres littéraires pures ?
Au travers de ces questionnements, c’est le statut de l’œuvre vidéo-ludique et de ses composantes qui est interrogé, mais également de ce que nous appelons œuvre, de ce qui possède une force intellectuelle et transmet des idées, des valeurs, non pas simplement par des mots sur du papier, mais également par des jeux vidéos, ces nouveaux médias de contes et de pensées.