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Scylla

 

Je tombe. Le ciel ne veut pas de moi.

Je vole. La terre refuse mes pas.

Je suis suspendu entre deux eaux.

Le feu qui me dévore est la cause de ma mort.

 

Pourtant je suis encore en vie. Mes mains me montrent que le temps passe. Elles me servent à enfouir mon visage. Ces mains parjures qui sont la cause de tout.

Mes yeux sont les premiers à avoir fauté. Ce sont eux qui m'ont montré l'ignoble fatalité dont je suis et la victime, et le bourreau. J'étais pur avant. Avant, je n'avais commis aucune faute. La première a rattrapé le temps perdu.

J'étais seul sur la terre que je foulais de mes pas. Je n'avais jamais désiré, jamais convoité. Mon univers était ma source de joie, mon avenir était la fierté de mon sang. L'amour parental, comblé par tant d'éloges sur mon nom et le leur, ne pensaient qu'à moi, et à l'honneur que j'allais apporter à notre demeure. J'avais à ma porte les meilleurs précepteurs, les plus grands penseurs, et tous voyaient en moi un futur roi. Toutes les voies m'étaient ouvertes. J'avais pour seule limite l'horizon, que je me plaisais à regarder durant des heures, y cherchant le signe de ma prochaine félicité.

Les yeux posés sur la ligne où le soleil naît et part, j'écoutais ce qui était la vie : Les vertus, l'honneur, la beauté, l'équité étaient mes compagnes durant le jour. La nuit venue, Vénus, Altaïr, Véga étaient mes suivantes.

Un jour, je pris ma décision : j'allais devenir Astronome. Tous se réjouirent autour de moi, c'était une grande décision, un honneur d'avoir la fierté de la famille se dédier aux choses du ciel. Les sages y virent un profond désintéressement dans les choses matérielles. Ceci fît de moi un être encore plus pur.

Mais cela ne dura pas. J'étais Pur, car j'étais seul. Du dehors je ne connaissais que le nom des étoiles, les dessins qu'elles formaient dans le ciel. Au-delà des murs de la villa, tout m'était étranger. J'étais aussi seul que celles à qui je dédiais mes heures. Mes sœurs étaient même moins seules, car entre elles des histoires existaient. Elles avaient une histoire. Moi je n'en avais pas.

Un matin pourtant tout changea. À la porte on frappa. Je rejoignais mon maître et j'étais devant la porte quand elle s'ouvrit, pour laisser passer la lumière. Je n'étais pas emprisonné, je connaissais la lumière de notre soleil, mais cette lumière là, cet éclat, m'était inconnue. Je la regardais et je ne pouvais me détourner d'elle. Elle pourtant ne me regardait pas, elle ne m'avait pas vu, elle n'avait jamais tourné la tête de mon côté. De son visage je ne connu que son profil, et cela me suffit. Elle avait un cou magnifique, fin et gracieux, et ses longs cheveux qui tombaient contre ses épaules étaient comme la source qui glisse entre les pierres d'un ruisseau. Sa main, qui tenait un petit paquet, était fine comme des feuilles d'arbre, quand la rosée de l'aube s'attarde encore sur elles. Elle était magnifique. Elle était différente.

D'un coup, je ne mangeai plus. J'avais perdu l'appétit, des choses terrestres comme des choses de l'esprit. Les mots de mes maîtres étaient un grésillement dans mes rêves. Les dessins dans le ciel étaient les formes de sa bouche, le rythme de ses pas. Elle était partout, et elle était absente. Je ne dormais plus, de peur de perdre avec avec le sommeil l'image de son corps. L'entrée de ma demeure était devenu un sanctuaire, un lieu béni qui avait reçu ses pas, son poids, sa présence. Et dans la contemplation de ce lieu, je perdais mon poids, ma présence devenait incertaine. Je me mourrai.

On fit appel aux plus grands. Ils m'auscultaient, s'agenouillaient pour me parler. Rien. Ils ne trouvaient rien. Ils conseillaient de me surveiller, de me garder à l'intérieur pour que je retrouve des forces. Pourtant à chaque jour qui venait, je laissais derrière moi une partie de ma vie. J'étais presque mort, et avec moi mes parents qui se croyaient coupables de maladresse. Ils étaient plus présent. Au milieu d'eux, je m'effaçais.

Un jour, alors que le soleil était aux abords de cet horizon longtemps observé, j'échappai aux regards de mes maîtres et, le cœur battant d'une nouvelle fougue née de nulle part, je me décidai à franchir les portes de bois qui avaient si souvent arrêtées mes pas, avec en mains quelques morceaux de pains et un peu d'eau venus de mon repas. Je couru sans savoir depuis quand, quand une fois arrêté, les tempes battantes et les cheveux trempés par la sueur, je me retournai, sans pouvoir voir ma maison. J'étais sorti. Je m'étais enfui, loin de ceux qui m'avaient élevés, qui m'avaient protégé. J'étais libre.

Je me mis alors en marche dans ce nouvel univers, dont je ne connaissais ni les lois,  ni les mœurs. Je marchai, sans savoir où aller, avec pour seul repère le visage de cette personne dont je ne connaissais pas le nom. Je me glissai dans les bus prêts à partir, je prenais sur les comptoirs les fruits qui me servaient de nourriture, et je dormais sur le sol, le visage vers le ciel, imaginant notre rencontre, moi la serrant dans mes bras, empli du bonheur de la revoir, et elle... Elle... comment allait-elle réagir ? Peut-être allait-elle me ramener chez moi, confuse de ce qu'elle m'avait fait faire à son insu. Ou peut-être serait-elle surprise, émue par tant de sollicitude, et qu'elle m'accueillera chez elle, me poserait des centaines de questions. Je lui dirai alors pourquoi je suis parti, pourquoi je l'ai si longtemps cherchée, je lui dirai qu'elle est la plus belle, la plus somptueuse des femmes et que tout ce que j'avais n'était rien en comparaison de l'avoir elle. Je lui dirai tout cela, et elle comprendrait que je ne lui mens pas, que je suis pur, et que c'est l'amour qui m'a conduit jusqu'à elle. Elle l'acceptera, et quand elle l'aura accepté, elle et moi seront liés pour toujours.

C'est ainsi que je rêvais, avant de m'endormir. Et chaque matin je repartais,avec l'impression que tout arriverait avant le soir tombé. Ce ne pouvait être comme cela, comme les étoiles qui forment les constellations et qui jamais ne changent, cela ne pouvait être différent.

 

Je la cherchai longtemps, jusqu'au jour où, le long d'une rue, je la vis. Elle était là. Ce profil, ses cheveux, son cou, ses mains, c'était elle, sans aucun doute. Elle était assise, les yeux dans le vide, comme ces personnes qui rêvent de ce qu'ils n'ont pas et qu'ils attendent. Mes mains tremblaient, mes genoux tremblaient, mes yeux tremblaient. Mais je devais y aller. Tout en moi avait attendu ce moment. Juste à côté d'elle, je pouvais sentir le parfum de sa peau, la douceur de sa peau, la fraîcheur de sa peau. Je m'approchai, lui touchais doucement l'épaule. Quand elle se retourna, je lui parlai de mes sentiments, de la douleur de son absence et du sacrifice que j'avais fait pour la retrouver. Je lui racontai ma vie depuis que je l'avais vue, et de ce que j'avais vu depuis lors. Quand j'eus fini, elle continua de me regarder, puis mit sa main devant sa bouche et empêcha un rire discret de sortir. "Mais voyons es-tu fou de faire tout cela ? Tu as abandonné tout ce que tu avais juste parce que tu m'as vue ? C'était de la folie ! Imagines-tu la peur de tes parents, leur douleur ? Depuis que tu es parti, ils ne doivent plus dormir, ils doivent prier jour et nuit pour ton retour. Rentre donc chez toi, leur faire honneur, plutôt que de chercher des chimères."

Elle tourna la tête, prit le sac qu'elle avait entre les mains, attrapa le bras d'un homme et s'en alla. Juste avant de me quitter, elle regarda un homme habillé en noir et blanc et lui dit : "Aidez ce garçon à rentrer chez lui, il est perdu."

 

Non, je n'étais pas perdu. J'avais tout perdu : l'appétit de savoir, d'avancer, de vivre. Elle avait rejeté tout ce que j'étais d'un revers de la main, sans se soucier de ce que je lui avais dit. Elle n'était pas si belle que cela finalement ; son sourire n'était pas si pur, ses mains dures, et ses cheveux étaient comme des serpents, couverts d'écailles grinçantes. Elle n'était pas pure. Elle était aussi pourrie que le monde du dehors. Et moi, j'étais devenu comme elle. J'étais parti de ma maison et en faisant cela, j'avais fermé toutes les portes du retour ; et elle, sans même se retourner, elle m'avait refusé toute vie, tout futur. J'étais perdu, parce qu'elle l'avait dit : et parce qu'elle l'avait dit, je n'ai plus nul part où aller, nul lieu ne peut recevoir mes pas. Je suis un corps errant dans les rues d'un monde inconnu.

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