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Prométhée.

 

Sur les murs de la cellule, il avait écrit son histoire. J'avais été chargé par le clergé de nettoyer cela. "Pour faire disparaitre l'hérésie" m'ont-ils dit.

 

Sur le flanc de la montagne, creusé dans son corps, les couloirs que je traversai jusqu'à cette pièce profane avait cette couleur peut-être humide de la transpiration de la roche. Du moins, c'est comme cela que je la vois. Mais à ce moment, ce que je voyais, c'était mon devoir, dicté par Ses serviteurs, de faire mourir ces lettres folles. C'est là qu'est le pouvoir des mots de cet homme : ils ont le pouvoir de faire changer l'homme. Mais il me faut vous conter un peu de mon existence pour que vous compreniez mieux cette métamorphose :

 

J'étais un des gestionnaires de la prison pour hérétiques, que l'on connait mieux sous le nom de La Montagne. J'avais choisi ce lieu, et j'avais œuvré pour grimper les échelons. Je sentais en moi le devoir de demeurer en ce lieu, de participer à la purification de ces âmes corrompues par la prière et la parole. Mon devoir était de parler avec ces êtres à l'apparence humaine, pour les faire se repentir et les aider à élever leur âme jusqu'à leur mort. J'aimais faire cela. Même si parfois je rencontrais des esprits trop malades pour comprendre, j'avais, de nombreuses fois, permis à des hommes de retrouver le chemin véritable de l'existence.

J'étais dévoué à ma cause : La pauvreté était mon lot, et mon corps, comme enveloppe à mon âme, n'était plus rien que cela. J'avais réussi à oublier que j'étais fait de chair, et même si je me nourrissais et buvait, je ne trouvais la satiété que dans mon œuvre, qui était œuvre de Dieu. J'étais promis à de grandes fonctions, j'aurais pu être important pour mon ordre, encore plus que je ne l'étais.

 

Mais cet homme me fut refusé. Apporté comme une ombre, reléguée dans la plus haute cellule, proche de la cime aux vautours qui, depuis plus longtemps que nous, avaient choisi ce lieu comme site de ponte. Je les entendais parfois, avant que cet homme n'arrive... Mais durant son incarcération, je ne le pouvais plus; je n'avais plus le droit de monter à cet étage. Plus personne n'en avait le droit.

 

Puis, un jour, cet homme a disparu. Aucune explication ne fut donnée. On m'envoya nettoyer la cellule, avec cet avertissement : Ne vous laissez pas aller à lire ce qui est écrit, ni même à tenter de comprendre. Effacez seulement.

Entré dans la pièce, je pouvais sentir quelque chose que je plaçai immédiatement sur le compte de la magie : c'était une aura pleine de saveurs, qui ne semblait pas venir de ce monde. Elle était apaisante, et attirante. Je pensai alors à un artifice du Malin, une sorte de charme pervers qui devait faire pourrir l'esprit qui l'acceptait. C'était ce que l'on m'avait enseigné. Je résistai donc, et allai ouvrir les volets de bois fixés par des verrous puissants à la pierre. La clarté inonda la pièce, et avec elle les notes claires de beaux et jeunes oiseaux me parvinrent, du nid qui avait, cette année, été construit sur le bord de cette cavité taillée. De mes plus lointaines années, c'était la première fois que je pouvais voir ces oiseaux d'aussi près. Je ne les avais qu'imaginés par leurs appels, et je pouvais à présent les toucher.

 

Mon esprit se mit en branle sans que je puisse l'arrêter : comment un couple d'oiseaux avait pu choisir ce lieu, si proche de l'homme, alors que depuis toujours le pic de la montagne était leur demeure ? et surtout, pourquoi avoir choisi ce moment où cet homme si dangereux se trouvait en ce lieu ? Je ne parvenais à aucune réponse valable, aucune logique autre que le hasard. Avec peine je tentai de me ressaisir, afin de m'adonner à la tâche que l'on m'avait confiée. Je me retournai donc, afin de faire face aux quelques graffitis qu'avaient pu accomplir cet homme. Mais en place de ces gribouillages quelconques, je trouvai une écriture droite et saine, bien formée, que des dessins accompagnaient parfois, disposées en ce qui semblait être des chapitres d'une longue histoire.

 

D'un mouvement de tête j'essayai de chasser cette envie impie de désobéir à mes supérieurs, pour enduire de chaux les marques encore fraîches et blanches sur les pierres vertes et moites. Je m'affairai donc à la préparation de mon produit, mais toujours je sentais en mon cœur l'envie de me jeter contre ces lettres et de découvrir leur sens. J'avais fait cela à de nombreuses reprises. De nombreuses fois j'avais écouté la folie de la matière s'acharner sur l'esprit de Dieu. Que pouvais-je risquer ? Mais mes maîtres m'avaient demandé de ne pas lire. Ils me connaissaient bien, et ils devaient savoir que ces mots pouvaient m'atteindre. Peut-être parlait-on de moi. Mais que pouvaient me faire des mots venus d'un fou absent ? Je succombai à ma curiosité, et m'avançai face au mur qui comportait le premier chiffre, qui n'était pas le 1, mais le 0. Pourquoi zéro ? pourquoi le nombre invisible ? Je m'en rendis rapidement compte.

 

Ce n'était pas un nombre nul, mais une source. Et à présent je regrette que ma mémoire ne soit pas celle de ces grands érudits , car je ne pourrais jamais me souvenir de tous ses mots, de ses images, et je ne pourrais pas redonner toute la clarté de ses idées. Je ne peux faire qu'utiliser mes mots, et rien d'autre.

 

Ce premier chapitre était, non sa naissance, ou son arrivée en cette pièce, mais une pensée, sur l'idée. Il disait que l'idée même était une idée, et qu'elle était elle-même sa propre réalité, qu'elle était la véritable essence de l'homme. Je ne parvins pas immédiatement à comprendre ses propos, qui me troublaient à la racine même de mon être. Pourquoi faire de l'idée la base ? L'idée ne pouvait venir que de Dieu, car lui seul pouvait insuffler le savoir en l'homme, puisqu'il était sa créature. Mais la suite de son texte m'éclaira.

 

Pour lui, l'idée était un mouvement, qui ne venait pas d'une entité supérieure mais de chaque chose, de partout à la fois, et entrait en résonance avec l'homme. Mais il ne réfutait pas l'idée de Dieu. Il avait écrit que le mot "Dieu" était en fait comme le mot "idée", que la seule différence entre eux était le son que l'on émettait pour prononcer les mots. Il ne semblait pas refuser la présence de Dieu, mais simplement la désigner autrement, comme de la montrer, au lieu de la prononcer. Mais même cela n'est pas vrai. Je ne sais pas comment le dire... C'est comme si, au lieu de louer Son nom, on ne faisait qu'agir selon lui. L'idée était la première de toutes les choses, et c'était elle qu'il fallait cultiver, et non cultiver son nom.

 

Puis, il raconta l'histoire de l'homme, comme si nous n'étions pas issus de Ses mains, devenus vivants par Son souffle, mais comme des animaux, de simples animaux qui auraient eu la possibilité de comprendre les choses. Durant des temps immenses, le proto-humain se serait formé, aurait peu à peu grandi, jusqu'à devenir ce qu'il est, et avec lui, le monde commença à changer. L'idée, comme force issue d'une force, se développa, et d'elle naquit un nouveau monde, fait des créations de l'homme, dont la première, la toute première d'entre elle, fut le feu.

 

De ce point, avait-il marqué, de ce point primaire découlait toutes choses. C'était par sa compréhension qu'il avait assimilé l'idée du feu, et de cette première idée étaient apparues toutes les autres.

 

Mais, écrivit-il, l'idée qui était en l'homme s'opposa à elle-même, comme si elle ne pouvait accepter d'être sans raison. L'homme cherchait une origine à lui-même, afin de se sentir inscrit dans une réalité plus grande, quelque chose qui lui donnait un but. C'est ainsi qu'elle créa l'idée de Dieu, pour faire qu'elle devienne une partie de l'homme, et non son origine. Elle se cacha ainsi, aux yeux de tous, afin de ne pas devenir la divinité, mais simplement une de ses manifestations. Durant ce temps, la science resterait un outil, et non la source de toute pensée. Et dans sa recherche de sa perfection toute relative de notre temps, il aurait découvert, grâce à l'idée, les ressources de savoir et de créations physiques et mentales. Il aurait formé ses propres idées, devenant ainsi une sorte de Dieu.

 

À ce moment, je cessai de lire. Ces propos étaient remplis de folie, mais cette folie était si pleine de sens, si complètement logique, que mon cœur commença à vibrer d'une étrange manière. Tout en continuant de lire, je me concentrai sur les dessins, qui représentaient les formules mathématiques basées sur des analyses naturelles, sur des dessins d'architectures incroyables, inimaginables, d'immenses tours qui montaient jusque dans les nuages, de planètes globulaires autour desquelles tournaient des dizaines de satellites, mais expliquées comme étant minuscules, bases de toutes choses. Il expliquait que le monde était une apparence, dans laquelle les idées étaient les seules vérités, et leurs applications de simples manifestations inutiles pour elles, mais nécessaires pour l'homme, pour qu'il puisse en faire don aux autres, pour les faire devenir vraies. 

 

Toutes les fondations de mon ordre se retrouvaient mises à mal. Et non seulement elles, mais aussi toute la croyance qui servait de structure à ma foi, à notre foi à tous. Leur réalité m'était insoutenable, mais je ne pouvais que les laisser prendre place en moi, comme ce qu'il avait dit, l'idée était en moi, et tout autour de moi, comme une vérité qui n'avait besoin de rien, d'aucune prière ni louange. Elle était devenue mon origine.

 

Je quittai donc la pièce, non sans avoir fait ce que mes maîtres m'avaient ordonné. Et dans cet acte qui me tirait d'atroces douleurs, je me rendis compte de ce que le prisonnier avait voulu dire : Je ne faisais qu'obéir à ce que des hommes me demandaient de faire, au nom d'une idée qu'ils se faisaient de Dieu. En moi, je sentis la vague d'une compréhension irrévocable grandir, comprenant les raisons qui m'avaient porté jusqu'à ce moment. Le temps, l'espace, avaient conjugués leurs forces pour que ce moment naisse, pour que je puisse devenir moi.

 

Les mots effacés, je me rendis compte que j'étais vide. Avec des mots, le prisonnier m'avait retiré ma force, ma passion, ma vie, comme un oiseau qui m'aurait dévoré les entrailles. Plus rien ne m'était sûr, tout était obscur : Pourquoi étais-je né ? Pourquoi l'homme existait-il ? À quoi pouvait correspondre cette vie passée sur le sol, à devoir affronter les rigueurs de la compréhension ? Pourquoi, en moi, je pouvais suivre le chemin de mon âme confrontée aux mystères de l'être, à son devenir comme à son passé, alors que le matin même, il n'y avait que le silence, et rien d'autre ?

 

Les mains se mirent à trembler. Oui. Pour la première fois, j'entendais les craintes de mon cœur, les souffrances de mon âme, l'acide qui rongeait l'éclatante lumière et la faisait mourir. Mais je n'étais pas triste. Non. Pour la première fois je sentais un souffle en moi, sans pouvoir connaître son origine, une respiration, pleine de force, qui me faisait me redresser, et accepter ma présence, non pas comme irrémédiable mais comme point hasardeux et éphémère. Et plutôt que de perdre ma raison d'être, j'en trouvai une, plus forte, plus chaude aussi, qui me demandait d'être et d'agir, non pas selon l'idée d'un autre, mais selon l'idée que je me faisais de moi et du monde. J'eus envie de saisir le monde, de pouvoir en retirer chaque couche, pour tout goûter, tout connaitre ! Mon appétit de savoir était irrésistible.

 

Pourtant, je dus le réfréner. De moi-même je fermai mes mains, pour caresser le vent, au lieu de l'emprisonner;  je m'approchai de l'ouverture, et l'un des jeunes oiseaux me regardait, l'air curieux, et derrière ses yeux je cru voir un éclat de raison, comme si cette bête comprenait ce que je vivais. Elle déploya ses ailes, et d'un bond elle fut en vol, magnifique, battant l'air pour se faire porter par lui.

 

Et moi, derrière mon mur, je compris. J'avais passé ma vie derrière un mur qui me cachait le monde, mais les mots de ce prisonnier, bien plus libre que je ne l'avais jamais été, m'avaient fait voir cette fenêtre. Il ne me reste plus qu'à la franchir, pour alimenter le feu qu'il m'a donné.

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