
L'Utopie du Ciel et de la Terre est le premier projet que j'ai réussi à mener à son accomplissement, bien que cela ne semble pas encore tout à fait acceptable. L'histoire de l'Utopie est une recherche, de ce que le protagoniste, Cehka, pourra trouver sur lui et son monde au travers de sa fuite de son quotidien, un quotidien desséché. Un quotidien où le soleil tue.
La genèse de l'Utopie prend la forme d'une introduction prononcée par un oracle sur le monde qu'il contemple hors du temps, et d'une conversation entre Cehka et les Trois Grands à son propos qui ne furent pas incluses dans le récit. Plutôt qu'un univers manichéen, j'ai préféré insister sur l'aspect de folie qui règne en toute forme de vie, l'expression de la césure continuelle qui existe entre le monde de chacun et le monde réel. Dans l'Utopie je n'ai pas souhaité traiter du bien ou du mal mais du désir de l'humain de vouloir créer le monde qui lui ressemble le plus, simplement parce que c'est ce qu'il pense être le meilleur pour tous. J'ai également inscrit dans cette histoire une réflexion perpétuelle sur le temps, sur ce qu'il est et ce qu'il peut provoquer sur les individus lorsqu'il vient à s'imposer à l'esprit.
Pour cela, l'Utopie peut être considérée comme un récit du genre du fantastique car certains éléments sortent pleinement de la réalité. Cependant il n'en est rien. J'ai simplement essayé de représenter des sentiments, des sensations, non pas sous la forme de l'humain face à l'humain mais sous la forme de l'humain face à ses peurs et ses démons, face à son imaginaire.
L'Utopie peut également être considérée comme un récit de science-fiction à cause de tous les éléments qui participent à sa structure, mais cela aussi serait faux. Dans ce monde, la technologie est présente par son absence. Elle existe mais est invisible, et ce qui permet à certains éléments d'être sont plus du recours de l'imaginaire que du possible prochain. La science existe, mais ce n'est pas la science telle que nous la connaissons. Elle est une métaphore du savoir, dans ce qu'elle peut forger de beau et de dangereux.
Enfin, l'Utopie peut être considérée comme un récit philosophique, bien qu'aucune réelle structure ni aucun dialogue ne vienne enrichir cette supposition. Les personnages ne discutent pas entre eux ou en eux. Ils ressentent, et c'est par ces sensations que les idées peuvent naître. Mais cela demeure encore une fois de l'interprétation de chacun.
Ce qui l'en reste est un récit que j'ai écrit pour donner vie aux idées qui émergèrent de mes réflexions de thèse autour du destin et du temps, pour faire que l'histoire de Cehka soit à elle-seule l'histoire de personne et de tous.
Chapitre 1
Avant toute chose il est important de comprendre que notre temps est différent de tous les autres temps. Ce que nous vivons ne peut être compris par personne excepté nous. Cette différence tient dans la réalité première de notre présent : l’humain est en voie de disparition. Cette réalité ne provient pas d’un ajout mais d’une disparition : celle de l’eau. L’eau a presque disparu et par cela personne ne peut comprendre ce à quoi nous devons faire face. Comprendre une disparition n’est possible que lorsque l’individu est confronté à cette disparition. Autrement, personne, absolument personne, ne peut comprendre. Tout provient de cette réalité. Tout découle de cette réalité.
Introduction à l’Histoire et aux actions de notre temps,
par Heinrich Guner.
« Marco. Marco ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas courir comme ça le matin ! Retourne à la chambre ! »
Du bruit. Partout. C’était la même chose. Toujours la même chose.
« Susanne ! C’est l’heure de rentrer. Il est tard. »
Du mouvement. Ils courent sans cesse. Gaspillage.
« Où en est la maintenance des systèmes ? »
- Nous avons trouvé le problème. C’est une pompe qui s’est désaxée.
- Combien avons-nous perdu ?
- Deux, peut-être trois litres.
- Finissez de récupérer la terre et filtrez-la !
- C’est déjà fait. Le reste a été envoyé au jardin.
Organisation. Colonie de fourmis.
« Rapports du soir ! »
De toutes parts ils sortent, tenant dans leurs mains des morceaux de pierre de différentes couleurs. Communication non verbale.
« Rapport des filtres ! »
Un cri plus strident. Panique. Des regards qui fouillent le vide. Une main qui court, une pierre jaune serrée.
« Porte scellée ! Équipe de jour en place pour les manœuvres de cueillette. »
Les tentures lourdes retombèrent sur le sol. Le calme, peu à peu, se fit. Il n’y eut plus que onze personnes dans la zone commune. Deux groupes. Quatre femmes et un homme d’un côté, quatre femmes et deux hommes de l’autre. La tâche était difficile. Méticuleuse. Il fallait être calme, attentif, patient. Après la fermeture de la porte, l’air de la nuit réagissait à froideur de la pierre. Il devenait plus lourd. Alors l’humidité commençait à apparaître. L’eau qui s’était accumulée dans l’atmosphère de la grotte perlait sur les surfaces. Il fallait la chercher, la trouver, la récolter. Placer les bacs là où elle glissait le plus. Gratter le plus légèrement possible là où elle risquait de tomber avant d’arriver aux artères les plus importantes. Il fallait connaître le lieu, anticiper la condensation, agir promptement car toute goutte qui tombait sur le sol était perdue.
Tous s’affairaient avec dextérité. Ce travail était le plus important de tous. Être choisi, c’était être reconnu. C’était un poste de prestige. Récolter, c’était permettre de vivre. C’était continuer de vivre.
Une femme se tenait au milieu de la salle. Immobile elle veillait sur tous. Ses mains le long de son corps sans un bruit elle attendait. Elle était le maître d’œuvre. Celle qui écoutait. Elle ne prenait pas garde aux faibles sons nés des paroles chuchotées. Elle n’écoutait pas ses semblables. Il écoutait l’eau.
Son regard se portait sur les espaces qui chantaient l’eau. D’un simple geste elle indiquait où les groupes devaient se rendre, où les seaux devaient être posés. Elle était le nerf de ce corps multiformes, le centre nerveux, et tous l’écoutaient.
Son nom était Marat. Elle seule parvenait à comprendre l’eau et la pierre, à savoir où elle allait se former. C’était son talent. Elle était leur chef. Non pas qu’elle eut été élue, elle était simplement celle qui maintenait ce lieu vivant.
Tout autour d’elle les groupes se déplaçaient, posaient les contenants, se redressaient, le regardaient. Elle avait les yeux fermés. Pourtant elle voyait. Ils la suivaient. Les yeux fermés ils pouvaient lui faire confiance. Elle comprenait la nature du lieu. Elle savait où était l’eau. Elle était leur chef.
Depuis quatre ans qu’elle était ici, jamais elle n’avait failli. Elle était aimée pour cela. Elle en avait conscience, mais elle ne s’en préoccupait pas. Le regard que les autres portaient sur elle n’avait aucune importance. Elle faisait ce qu’elle devait faire. Elle avait été choisie par l’ancien guide pour être son successeur. Personne n’avait contesté ce choix. Tout le monde avait accepté et tout le monde en était heureux. Personne ne voulait être à sa place.
Être chef. Parfois cette idée lui revenait comme un souffle perdu. Être chef, posséder le devenir du groupe, ne devoir commettre aucune erreur car chaque erreur était un pas de plus vers la disparition. C’était oppressant. Mais quelqu’un devait le faire. Quelqu’un devait se dévouer. Qu’importent les risques.
Dans la rumeur du jour en train de naître au dehors la symphonie de l’eau prenait vie. Les gouttes tombaient peu à peu dans les bacs. Des petits bruits comme des insectes venaient frapper les surfaces de métal et les murs de pierre. Le moment venait. Le moment où tout cessait d’exister, si ce n’était ces sons qui remplissaient peu à peu l’espace tout autour. Dehors la vie était chassée. Dedans la beauté de l’eau s’amplifiait.
Elle respira profondément. Tout le monde était en place. Elle ouvrit les yeux. À sa gauche, perdu dans l’ombre d’une alcôve, un homme et une femme, penchés l’un sur l’autre, parlaient d’amour. Derrière elle il sentait trois femmes qui se racontaient les histoires de la nuit. Face à elle, deux femmes et deux hommes. Trois d’entre eux discutaient de leur passé. Le dernier écoutait. Ce n’était pas la première fois qu’elle le voyait ainsi. Depuis trois jours elle l’observait. Nouveau venu et déjà dans l’équipe des récolteurs. Pourquoi ?
Un moment elle cessa d’observer le présent pour se souvenir des derniers jours : quel était son nom ? Il n’en avait pas donné. Il n’avait presque pas parlé. Dans ses yeux il y avait quelque chose de différent. Un trauma récent. La peau de ses mains portait encore les marques d’une brève exposition au soleil. Rien de dramatique. Simplement une brûlure, preuve d’une fuite nécessaire. Il avait entendu parlé du raid qui avait eu lieu sur son camp. Un camp sous le soleil. « Aucun survivant » avait annoncé son contact. C’était ce qui arrivait toujours. Pourtant elle avait espéré. Il y avait parfois des bonnes surprises, des personnes qui arrivaient à se cacher, qui racontaient comment les soldats agissaient quand ils les trouvaient. Ce n’était pas arrivé depuis longtemps. Mais lui était là. Il était venu. Il avait été accepté. Il ne parlait pas et personne ne lui parlait. Les gens d’ici avaient appris à respecter l’intimité des autres. Si une personne ne parlait pas, on le laissait tranquille jusqu’à ce qu’il parle. Ce n’était pas une règle, c’était comme ça. Il faisait ce qu’il devait faire sans parler, simplement à écouter ce que les autres disaient, mais pas de cette écoute lasse qui appelle l’oubli; il écoutait et il assimilait, cela se voyait. Mais il restait aussi lui-même. Il ne se devait pas se laisser influencer lui. Une intelligence faite pour la discussion. C’était si rare. Elle sentait en lui la marque du Gourou Dantes, la grande figure de camp à présent détruit, un homme petit et affable qui lui avait un jour parlé de ces tribus des temps passés qui n’avaient aucun logement, qui dormait sous les étoiles et qui méditaient jusqu’à ce que leur corps devienne aussi ascétique que du cuir. Dormaient sous les étoiles. Le rêve était bien loin. Dantes avait des idées magnifiques, pour une vie aussi saine qu’il était possible d’avoir sous ce ciel. Quelle perte…
Elle détourna un instant les yeux pour se concentrer sur les autres personnes. Elle les connaissait. Toutes de braves personnes, projetées dans ce lieu par la nécessité, par le besoin de vivre autre chose que ce qui existait au-dehors. Ils étaient tous différents, mais tous étaient identiques dans leur choix : celui de quitter la Science. Toutes les différences créaient un équilibre fragile, mais ici elles étaient acceptées car en elles régnaient ce besoin de vivre autre chose. Même si c’était dur. Même si cela impliquait de devoir souffrir, et peut-être de mourir demain. Ce que cet homme avait subi, ils pouvaient le subir eux aussi. Ça aussi c’était son devoir. Elle devait empêcher cela.
Une douleur à son épaule droite. C’était toujours ici que se manifestait la douleur quand la peur commençait à poindre en elle. Elle avait appris à reconnaître cela, à l’écouter, à agir en fonction d’elle. C’était une sorte de sixième sens, une liaison intime entre elle et ce qui l’entourait qui lui permettait de ne jamais aller trop loin, de savoir quand s’arrêter. Cette douleur était son ange gardien, un lien entre elle et la transcendance.
De retour au réel. Elle sentit un regard posé sur lui. Encore le sans nom. Il travaillait, mais parfois il la regardait. Un regard qui l’interpelait. Un regard qui disait « je veux vous parler ». Pourquoi ? Pourquoi cette sensation lancinante qui s’amplifiait comme un feu, qui le poussait à aller vers lui, à le rejoindre ?
Parce que c’était un étranger. Il avait vécu ce que personne ici n’avait vécu, ce que personne ne pouvait lui apprendre. Cet homme était une ombre venue du dehors, un survivant d’un autre lieu. Il était différent. Voilà pourquoi. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu l’opportunité de pouvoir découvrir ce qui se passait autre part. Depuis combien de temps n’avait-elle pas eu, face à elle, une personne qui ne faisait pas que parler mais qui écoutait aussi, qui ne semblait pas avoir fui pour sa vie propre mais pour ce qui se trouvait autour de lui ? Il semblait tout droit sorti d’une page blanche, d’un lieu qui ne l’avait entaché en rien et qui ne demandait qu’à apprendre.
Elle comprit alors qu’elle ne pourrait lutter, qu’en face d’elle ne se tenait pas simplement un être privé de tous repères mais une personne, un marcheur comme elle se plaisait de les appeler, qui n’acceptait pas la réalité comme un point unique mais comme un ensemble d’éléments. Il ne parlait pas, non pas parce qu’il n’avait rien à dire mais parce qu’écouter était la seule véritable acceptation de l’autre. Elle ne savait pas pourquoi elle ressentait ça en lui, pourquoi elle se sentait si certaine de ce qu’il était en train de penser, mais elle savait que c’était lui, cet homme face à elle, qui provoquait cela, qui lui faisait comprendre tout cela, et simplement en le regardant. Simplement en restant silencieux.
C’est lui qui me fait peur, se dit Marat. Sa différence me fait peur.
Elle prit une respiration profonde. Se détendit. Encore quelques minutes, une heure tout au plus, et elle l’inviterait à parler, et alors il saurait.