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Le Pendentif



Sur le vieux toit, trois tuiles grises manquaient, laissant voir un morceau de charpente vermoulu et entendre un piaillement plaintif d’un oiseau sans doute prisonnier et incapable de s’extraire de ce repère traître. En-dessous, la gouttière crevée de rouille formait une sorte de rictus malade. Le fer ancien béait sans gémir juste au-dessus de la porte d’entrée faite d’un bois terne couvert de noeuds qui semblaient la faire grimacer comme les clowns grotesques des images d’Épinal, si bien que personne ne pénétrait jamais vraiment dans cette enceinte peu affable que des fenêtres couvertes d’une crasse séculaire et jaune finissait de compléter. On restait sur le trottoir; on longeait précautionneusement son bord extérieur en observant d’un oeil suspicieux l’intégrité de la bâtisse afin de s’assurer que la poussière ne fasse pas ployer ces murs au trois-quarts fendus à la moindre vibration inaccoutumée, et puis on chassait ce lieu de sa mémoire comme on le fait de ces rêves insignifiants dont les associations d’idées n’ont pas même l’intérêt de former un espace séparé du monde laborieux du quotidien.

Quand la porte s’ouvrit, la clochette de laiton devenue turquoise sous l’action de l’oxydation se détacha et manqua de peu le haut du crâne de ce visiteur impromptu pour venir s’écraser sur le sol de céramique couleur de terre rouge et mourir dans un tintement étouffé. L’individu observa un instant ce corps métallique agonisant puis releva les yeux et attendit que le propriétaire des lieux ne se manifeste.

Mais rien ne bougea. Il éleva sa voix afin d’annoncer sa présence mais encore une fois tout demeura statique. L’obscurité à peine diminuée par l’intense clarté extérieure avalait une grande partie des reliefs, rendant la pièce semblable à ce canevas que Frenhofer adulait sans mesure; tout pouvait être présent en ce lieu, toutefois le fatras qui le contenait noyait toute tentative pour l’oeil de se fixer sur l’une ou l’autre de ses composantes. Les forces qui sévissaient ici semblaient être les descendantes de Janus et régnaient sans partage, faisant barrage aux plus primordiales des lois. Ici, le temps et la gravité semblaient être suspendus. On trouvait des tours d’objets dont les bases étaient aussi frêles que leurs sommets étaient arrogants et des étalages de formes et de volumes si divers que certains auraient sans conteste ravi les mathématiciens. Il y avait également des livres aux couvertures farineuses sur lesquelles se laissaient entrevoir des restes de lettres auparavant dorées mais qui avaient plus l’air à présent de faire partie de cette catégorie des métaux non-précieux comme le plomb ou un mauvais bronze. Les meubles étaient quant à eux piqués de vers, certains avaient été amputés d’un pied, parfois de deux, et des objets aux fonctions inconnues remplissaient à présent cet office, quand ils n’avaient pas été laissés dans leur état d’estropiés avec pour seule garante de leur stabilité la masse qui les recouvrait. Au plafond, la théorie s’amplifiait sous l’aspect invraisemblable d’une collection impossible de lustres, de chandeliers, de tableaux, de paniers, de bouquets de fleurs momifiées, de trophées de chasse ou de chimères, produits de l’imagination extravagante d’un taxidermiste ou bien fou ou bien génial qui avait réussi à mêler dans un même geste les propriétés bestiales de fauves quasi préhistoriques avec la stupeur propre aux proies que des phares de voiture figent dans des positions rocambolesques. En ressortait une impression quasi biblique d’un monde qu’une force supérieure, au lieu de maudire par la pluralité des langages, aurait damné par l’usage d’une malédiction de forme; ou bien était-ce une entreprise de rassembler par le truchement d’un espace si exiguë la plus grande diversité d’objets possibles afin de montrer l’hétérodoxie de l’imaginaire humain; le visiteur ne pouvait le dire.

Pendant une longue minute il attendit, partagé entre la tentation de l’exploration et la tension de la fuite, et il se dit que ce sentiment devait, d’une certaine manière bien qu’infiniment plus édulcorée, il en avait conscience, ressembler à cette pulsion indécise que les personnages de Conrad avait au creux de leur ventre lorsque le Nellie pénétra dans l’immensité sombre du continent africain. Il avait choisi d’entrer dans ce magasin pour combler un sentiment, ou plutôt une impulsion, mais à présent son intellect le rattrapait et lui susurrait de partir comme il était venu, comme un fantôme qui aurait oublié la nature de son état. Cependant autre chose était à l’oeuvre en lui, car il ne pouvait justifier la présence de cette échoppe et de son contenu si disparate et poussiéreux dans une ville qui changeait de visage aussi diligemment. Comment le temps qui courait ici plus qu’ailleurs avait pu tolérer cette enclave dans son royaume? Y avait-il quelque trésor ici qui justifiait sa continuelle existence, quelque sortilège qui aurait retiré ce lieu de la nécessité du réel? Peut-être qu’il trouverait un objet ici qui justifierait sa venue. Peut-être que dans ce fouillis attendait ce qui allait devenir un élément essentiel de son existence. Son instinct ou une quelconque force à l’oeuvre avait-elle exercé son influence sur lui? Face aux incohérences qui parfois parsemaient sa vie il ne pouvait, malgré la puissance de ses convictions scientifiques, s’empêcher de sentir en lui l’écho de ces vieilles traditions qui donnaient au vouloir une puissance capable de transcender la logique et la causalité.

C’est à la lumière de cette idée qu’il décida de tourner les talons lorsque derrière lui, dans le voile de l’atmosphère ancestrale qui ceignait les murs comme le plafond, les livres et les colifichets, les formes animales fantastiques baignées dans la lumière blafarde de cette fin d’après-midi automnale, une voix au grincement accablant de vieillesse claqua, et dans ce son se dit-il se trouvait le mortier qui maintenait la cohérence du tout que représentait cette boutique.
«Êtes-vous venu déposer quelque chose? Ou bien vous chercher quelque chose?»
-Je… ne fais que regarder, dit-il en se retournant pour tenter de faire face à celui qui lui avait parlé.
- Prenez votre temps, mais ne l’oubliez pas.
Il éleva la voix afin de comprendre ce que le vieil homme supposé venait de dire mais il n’eut aucune réponse. Tout semblait exactement identique à ce qu’il avait vu, comme si les objets eux-mêmes avaient été la source de ce court échange.

Prisonnier de son propre discours il se décida à parcourir plus précisément les boyaux de bois et à regarder si quelque chose dans cet espace avait une quelconque valeur autre que la sensation déroutante qu’ont parfois certains cauchemars trop réels. Son regard s’arrêta tout d’abord sur une vieille pile de livres pas trop défraîchis qui contenaient sur leur tranche le nom d’un poète autrichien de l’entre-deux siècles dont certaines de ses élégies et quelques sonnets avaient eu raison de plusieurs de ses nuits adolescentes. Il feuilleta les pages, mais sous ses doigts l’encre s’accrochait et il referma les volumes avec célérité, espérant tout bas qu’on n’avait pas vu ce qui venait d’être fait à ces vers.
Il découvrit ensuite une boîte en bois clair dont le fermoir semblait avoir été plusieurs fois forcé. Les clous étaient à demi dessertis quand ils ne manquaient tout simplement pas, des chevilles étaient brisées ou avaient servi de repas aux larves desséchées qui constituaient le fond du contenant et qui remplaçaient l’ancien velours rouge vif qui partait en lambeaux.
Plus loin, dans un panier d’osier gris, il trouva neuf touches blanches et huit touches noirs de piano.
Dans un coin proche de la devanture, il remarqua qu’un petit sac de toile contenait des dizaines de clés en tout genre. À côté, il y avait un vieil album de famille rempli de photos en noir et blanc et en couleurs de personnes multiples qui lui étaient bien entendu totalement inconnues.

L’ambiance était devenue terne. La fuite progressive du soleil avait favorisé l’émergence d’un climat monotone où tout encore plus qu’avant semblait être recouvert de cendres. Dans ce désordre, chaque pas devenait hésitant, chaque mouvement une lutte pour ne pas empiéter sur un espace déjà occupé. Il lui semblait être en train de se frayer un chemin au travers d’une jungle épaisse et consciente qui prenait plaisir à le voir danser au coeur de son dédale.
Dans ces tréfonds, les formes purent prendre leur pleine réalité. Les chaises, les bibliothèques, les maies et les vases, les trophées de disciplines obscures qui cohabitaient avec les reliques florales que d’anciennes tombes devaient regretter formaient sur les murs des rumeurs monstrueuses que le silence amplifiait jusqu’à donner une âme à la demeure. Et malgré la démesure violente de cette idée et l’impossibilité flagrante de sa réalisation, il ne pouvait s’empêcher de croire que sa vie n’était plus la seule à peupler cette pièce.

La lumière se fit alors d’une ampoule au fil rougeoyant et les esprits se terrèrent où ils le purent pour échapper à ce poison dissolvant, mais l’un d’eux, plus pressé, plus fou, plus irradiant aussi peut-être, ne profita pas des nombreux terriers qui constituaient le lieu. À la place il choisit d’élire domicile dans un vieux pendentif qui tinta d’un rose vivifiant l’oeil où il projeta son éclat. L’individu s’approcha de lui et le prenant entre ses doigts le considéra. Il était passé à côté de lui, il en était certain, mais la banalité première de sa forme et de sa pureté ne lui avait pas valu plus que le coin de regard qu’il lui avait alors accordé. Toutefois, la lumière nouvelle avait changé cela. Il ne se sentait plus en présence d’un pauvre collier de toc mais avait l’impression d’avoir déterré d’une vieille malle centenaire un calice au Graal seul comparable.
Il l’approcha un peu plus de son oeil et fut émerveillé des détails qui sertissaient la gemme, de la préciosité de la chaîne et de l’étonnante teinte de la pierre, comme si un diamant magnifiquement ciselé avait reçu la bénédiction de la vie par l’octroi d’une unique et chaude goutte de sang.
Que faisait pareille merveille ici, étouffée par le cumul d’années sans fin qui écrasaient la jeunesse et l’espoir qu’elle offrait? Elle aurait pu, elle avait dû ceindre la gorge d’impératrices, de reines qui avaient dominé le monde et les rêves des puissants et lui, par inadvertance, par chance, par un hasard improbable dont il ne pouvait pas même concevoir les plus grandes racines la tenait au creux de sa main. Qu’allait-il faire? Il allait l’acheter, mais après? Allait-il la conserver pour lui et ravir au monde l’opportunité de la découvrir à son tour? Allait-il l’apporter à un expert, à une personne qui saurait en évaluer la valeur financière ou historique réelle? Allait-il en faire don ou profiter de cette insolente conjoncture pour enrichir sa vie? Avait-il le droit de faire cela? Pouvait-il refuser à l’humanité l’émotion qui le comblait avec tant de force?
Non, il ne le pouvait pas. Il fallait qu’il fasse profiter la multitude de sa découverte. Toute autre attitude n’aurait fait que ternir le bijou jusqu’à lui ôter toute beauté. La possession affadissait l’objet, lui supprimait son essence qui se trouvait dans l’acte de création: celui de délivrer une pensée et une matière du chaos de l’aléatoire pour offrir une unique forme pleinement accomplie.

Il affermit sa prise et se dirigea avec entrain vers le fond de l’échoppe où devait se trouver le propriétaire et la caisse. Il la découvrit en effet, posée nonchalamment sur une table vaguement dégrossie qui cachait presque un front dégarni que l’individu assimila au corps d’où était sortie la voix aigre qui l’avait incité à rester. Le bassin presque en contact avec le meuble, il put voir le reste du curieux personnage qui le regardait derrière ses sourcils broussailleux. Sa peau craquelée et ses mains lourdes reposant sur un pantalon de crin clair témoignaient d’une vie à la subsistance hasardeuse, à moins que ce ne fut la marque d’une vie indescriptible qui l’avait mené des contreforts des montagnes africaines aux bords des fleuves gelés de la Russie.

«Je vous achète ceci, dit l’homme en posant devant lui le pendentif.»
Au bruit et à la vision de l’objet les mains se jetèrent sur le bijou et le glissèrent dans un repli de leur chemise de coton rude.
«Cet objet n’est pas à vendre, siffla-t-il.»
- Mais je l’ai trouvé parmi toutes ces choses, répondit l’homme.
- Ce fut une erreur.
- J’aimerais pourtant me le procurer.
- Cet objet n’est pas à vendre, dit-il sur le même ton que précédemment.
- Je suis prêt à être très généreux.
- Cet-objet-n’est-pas-à-vendre! Cria-t-il en se redressant, dévoilant un réseau dense de veines qui couraient sur sa chair exposée et dans ses prunelles d’un vieux jaune pâle.
- S’il vous plaît monsieur, vous ne pouvez pas garder cela pour vous seul. Vous devez vous être rendus compte de sa préciosité. C’est un crime de ne pas laisser cette oeuvre d’art être admirée et donner sa pleine mesure.
- Cela m’importe peu! C’est à moi! Je peux en faire ce que je veux! Même le détruire si je veux…
Cette dernière phrase, prononcée avec une effroyable langueur, s’était accompagnée d’un mouvement qui avait fait ressortir l’objet pour le poser sur la table, tandis que d’un autre geste il s’était emparée d’un billot de bois et en frappait le meuble de plus en plus fort, de plus en plus près du bijou.
«Vous feriez cela!? Êtes-vous fou?!»
- Ô! oui je le ferai! Plutôt ça que de me le voir retiré. Maintenant, partez! hurla-t-il en tenant son arme au-dessus de sa proie minérale.

D’un bond le jeune homme s’était sauvé, laissant le bruit de la porte s’éterniser dans ses oreilles et dans ses mains vides. Que pouvait-il faire? Pouvait-il même faire quoi que ce soit? Allait-il devoir mentir, voler, prévenir les autorités? Une de ces actions pouvait-elle obtenir le succès? Et si ce n’était pas le cas… allait-il véritablement briser le pendentif?


Oui… il sentait que oui. Que devait-il faire? Que pouvait-il faire? Il sentait en lui le silence et ce qu’il signifiait: l’impuissance face à un moment qui lentement se détachait du présent pour tomber dans l’inaltérable, et c’est d’un mouvement sec et plein de colère qu’il plongea ses mains dans ses poches avant de retrouver le chemin dont il s’était écarté pour satisfaire une vieille curiosité qui maintenant le hantait, tandis que dans sa tête s’enroulaient deux mots comme un rouleau de Moebius : Quoi faire?

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