
L'homme qui parlait au futur
Un homme se tenait sur un vieux ponton de bois le long d'une rivière calme. Tous les jours, de nombreux voyageurs passaient à côté de son refuge par la grande route qui permettait aux caravanes de se rendre de la capitale à la seconde ville du pays. Parfois certains s'arrêtaient et lui offraient quelques victuailles tirées de leur stock, parfois un vieux vêtement, une couverture que plusieurs hivers avaient marqués de leur sceau, parfois un peu de vin, toujours ce qui ne leur importait pas. Et le vieil homme acceptait, la main doucement tendue, un sourire transparent de bonté reconnaissante. Mais jamais personne ne lui parlait, ne prononçait le moindre son en sa présence; parfois même, un personnage superstitieux plus que les autres s'abstenait de respirer, car tous ceux qui passaient le long de cette route avaient entendu parler de la malédiction qui collait à la peau et aux os de ce vieillard parcheminé.
Le vieil homme savait lui aussi. Pour cette raison il restait assis. Il était resté assis durant des années, à tel point que ses jambes n'étaient plus que des baguettes qui supportaient à peine le poids insignifiant du reste de son corps.
Il n'avait pas toujours été ainsi. Il n'avait jamais été très différent non plus. Il n'était qu'un homme. Un homme comme les autres. Du moins cela était-il ce qu'il avait pensé jusqu'à ce qu'un jour il remarque l'étrange attitude de ceux autour de lui. Il avait remarqué des changements chez eux, dans leurs manières d'être, dans leurs attitudes, des choses subtiles tout d'abord qui après quelques semaines étaient devenues trop évidentes pour demeurer cachées. Les inconnus qui avaient découvert ce changement en eux commencèrent à l'éviter. De peur d'être eux aussi contaminés? Il mit du temps à comprendre que cette transformation venait de lui, qu'il en était l'origine bien que sur lui aucun changement n'était advenu. Il s'en rendit compte quand un étranger avec qui il avait passé la nuit était revenu le surlendemain, ses longs bras blancs et son regard vif pointés dans sa direction, et l'avait insulté de mots issus de son propre pays, de désignant tour à tour de diable et de pestiféré sans jamais s'approcher à moins de douze pas de lui. À ce moment il sut, libre de toute hésitation, qu'il portait en lui un germe qui détruisait tout ce que ceux qui l'approchaient avaient pu chérir.
C'est ce jour là qu'il choisit l'exil.
Il quitta son domicile et tout ce qui constituait sa vie, ses meubles et ses livres, ses vêtements et ses liens sociaux, la chaleur réconfortante des draps et de la routine qu'il avait mis des années à forger et plus de temps encore à accepter, et il vint s'installer en ce lieu qu'il hantait encore, assez loin pour ne plus contaminer la ville, assez proche pour toujours un peu y être.
Le plus difficile ne fut pas la nourriture ni l'eau, bien que la rivière qui passait là où il avait échu n'était pas vraiment potable. Il apprit à la filtrer et à la faire bouillir avant de la boire, et après quelques semaines, son odeur âcre et sa texture douceâtre ne le dérangèrent plus. La nourriture non plus ne fut plus trop un problème après qu'il eut trouvé les coins reculés où des plants sauvages de baies et de céréales qui lui permirent de s'alimenter convenablement. Ici aussi l'habitude dut se faire. La redondance des saveurs et des nutriments fut tout d'abord difficile à tolérer. Mais il s'y habitua. Il maigrit mais il s'y était attendu.
Le plus difficile fut l'aspect social. Être séparé des autres, ne plus pouvoir leur parler ni les toucher était une torture plus grande que tout ce qu'il avait jamais imaginé. Durant des mois son corps l'harassa, le tua, le tortura, vociférait qu'il retourne d'où il venait et qu'il reprenne le cours normal de sa vie. Mais il ne le fit pas. La douleur qu'il ressentait n'était rien face à celle qui avait déferlé en lui lorsqu'il avait compris. Aussi resta-t-il, accueillant la douleur, tentant de la comprendre, jusqu'à ce qu'un jour il se rendit compte qu'il ne l'avait pas ressentie depuis un temps incertain. À partir de ce jour sa vie devint comme ce qu'elle avait été, simplement autrement.
Le caractère exceptionnel de la présence de cet homme qui vieillissait à la même allure que les pavés de la route se métamorphosa rapidement en une morbide habitude. Les gens s'interrogeaient. D'où venait-il? Pourquoi était-il ici? Qu'y faisait-il? Au début, certains s'approchèrent de lui afin de satisfaire leur curiosité, mais toujours l'homme reculait, la main devant son visage pour cacher la monstruosité qui avait causé sa perte, et les gens repartaient, insatisfaits et frustrés d'avoir été ainsi éconduits par un être qui avait toutes les apparences de la lie dont font partie les plus méméprisabs des membres de la société. Certains des plus curieux questionnèrent leurs contacts au sujet de cet étrange personnage qu'ils avaient rencontré qui à leur tour questionnèrent leurs connaissances et rapidement le fin mot de l'histoire fut découvert et l'identité de l'homme révélée. Beaucoup ne s'étaient jamais intéressés à lui et ne s'y interessèrent pas plus; certains profitèrent de lui et le maltraitèrent, le frappèrent, le volèrent, voyant en lui une proie isolée et facile. Quelques-uns, déjà évoqués, l'aidèrent à leur manière. Seuls les inconnus, rapidement mis en garde par leur entourage, s'approchèrent de lui, jusqu'à ce qu'un jour, une jeune fillette que les aléas de la vie avaient amenée jusqu'aux faubourgs de la ville entendit la rumeur de cet homme et, prise de curiosité, ne décide d'accomplir la distance qui la séparait de ce capricieux bougre pour le rencontrer.
Lorsqu'elle arriva jusqu'au lieu qui servait d'habitat à l'ermite, un vieux cabanon aux planches branlantes récupérées sur les berges et maintenues ensemble par des fibres végétales tressées bout à bout, le tout recouvert d'un lourd tapis d'herbe qu'accueillait une couche de terre et de limon que les saisons successives avaient rendue épais de plusieurs centimètres, la fillette demeura un instant silencieuse, observant le dos de celui qu'elle était venue rencontrer. Le tissu brun aux allures de linceul qui cachait avec misère sa peau était troué, lacéré, presque rendu à l'état de poussière tellement le temps s'était acharné sur lui; les cheveux maigres et filaces tombaient comme des branches d'un arbre sculpté par la foudre sur ses épaules avachies. Son épiderme, taché par la lourdeur du soleil, ressemblait à ces peaux de reptile aussi ancien que le monde. Il avait l'air si vieux, une écorce plantée dans le présent ou une ruine dévastée d'un temple abscon. Autour de lui la vie s'agitait sans le voir, faite à sa présence comme proies et prédateurs que l'eau rapproche et rend identiques. Il n'était plus homme pour elle. Il était paysage.
Ses pas l'approchèrent et elle sentit l'aigreur de son corps et son goût de sel, la rigidité de ses respirations dans l'air marécageux dont il était devenu un indissociable élément et elle se dit en elle-même, bien que ces mots semblaient plus venir d'un lieu hors d'elle, que si elle n'avait pas eu connaissance de sa présence elle ne l'aurait vraisemblablement pas vu. Tout comme les bêtes qui nagent et les oiseaux qui peuplent cette partie du monde elle l'aurait dépassé sans un regard, comme on passe à côté d'une souche sèche enfoncée dans le sol, ou comme un visage que l'habitude ne permet plus de voir. Encore un peu plus près de lui elle pu découvrir les marques d'une vieillesse qui n'aurait pas dû encore le toucher: une pigmentation plus faible par endroit, des excroissances de chair plus roses ou plus foncées, et surtout les rides comme des failles, ou plutôt comme des strates que l'on observeraient sur une roche mise à nue par un tremblement de terre et qui laisserait voir les cataclysmes anciens, les pressions inimaginables et le chaos des âges hors du temps. Sa peau était un vieux morceau de roche sur lequel le temps lui même avait apposé sa griffe pour clamer sa propriété cette chose spécifique de toute la création. Enfin elle se tint à son côté, et bien que le corps observé n'ait pas bougé d'un pouce elle sentit que les yeux légèrement jaunis par l'hépatite étaient posés sur elle. Elle s'assit, et durant de longues et délicieuses minutes, peut-être même plus d'une heure elle resta dans la même position que l'homme, les yeux s'enfonçant progressivement dans la réalité face à elle. Les tiges des roseaux, les longs brins d'herbe, les feuilles dodues des fougères, les vaguelettes de l'eau que créait le courant, la rivière langoureuse, la berge opposée, le dessin indistinct de la colline aux courbes rondes comme l'éternité, la légère brume qu'une atmosphère humide laissait vivre, le ciel si bleu qu'il en était violet, et tout ce qui se trouvait au-delà et qui ne se dévoilait pas encore. Elle regarda tout cela et tandis qu'elle regardait tout cela elle sentait qu'elle regardait en elle et qu'ainsi faisant elle aurait pu rester là des jours, des mois durant, sans jamais rien regretter de ce qui aurait pu arriver autre part si elle s'y était rendue.
Quand de ce monde elle ressortit, l'homme n'avait pas bougé, mais quelque chose avait changé.
"Pourquoi avez-vous quitté la ville? Des histoires farfelues et fantastiques racontent plein de choses mais elle semblent toutes trop simples pour être vraies. Pourquoi êtes-vous ici?
"Pourquoi vous ne répondez pas? Vous avez perdu la parole? Certains disent que c'est pour ça que vous êtes parti, parce que vous ne parlez pas et que les gens qui ne parlent pas ne peuvent pas vivre dans la ville. Mais il y a des gens qui ne parlent pas et qui vivent dans la ville. Je le sais, j'en connais.
"Est-ce que c'est à cause d'une peine de coeur? Certains disent que votre amour vous a quitté et que chaque pierre de la ville vous la rappelle alors vous êtes parti. Mais j'en connais plein des personnes qui ont eu des peines de coeur et personne n'a jamais fait comme vous alors je pense que ce n'est pas ça non plus.
Y en a qui disent que vous êtes malade, dit-elle plus bas. Une maladie super rare et super dangereuse qui tue de manière horrible. Mais vous êtes encore en vie alors je pense que c'est pas ça non plus car sinon vous ne seriez plus ici.
"Y en a qui disent que vous êtes un espion et d'autres qui disent que vous êtes un voleur. Y en a qui disent aussi que vous êtes un fantôme mais moi je ne crois pas aux fantômes, et puis vous ne faites pas assez peur.
"Alors... Pourquoi vous êtes parti?"
Alors le vieil homme leva sa main et du bout de son doigt tendu il montra ce qui était devant lui. La fillette suivit le doigt, retrouva les tiges, les feuilles, l'eau, les collines, la brume et le ciel, et derrière tout ça elle vit une sorte de reflet, une image diluée qui ne pouvait provenir de rien mais qui fut là, pendant une longue et éphémère seconde avant de se dissiper comme du miel dans un lait tiède. Les pores de sa peau s'ouvrirent en même temps que sa bouche laissa glisser un soupir et qu'une vague de froid que suivit une sensation de douceur vagadonda dans chaque cellule de son petit corps.
"Et c'est pour ça que tu es parti?"
Le vieil homme hocha la tête, et malgré son aspect écrasé et la tension qui l'entourait il semblait n'y avoir aucune colère et lui.
La jeune fille posa sa main sur le genou de l'homme.
"Je vais essayer de leur parler, de leur dire que tu n'es pas différent, qu'ils sont comme toi. Je vais leur dire que s'ils ont peur ce n'est pas de ta faute, c'est de la leur. Et si ils veulent m'écouter alors tu reviendras. Mais s'ils ne veulent pas alors c'est moi qui te rejoindrai. D'accord?"
L'homme tourna la tête et dans son regard la fillette sut qu'il voulait dire quelque chose mais qu'il ne savait plus comment faire, qu'il avait oublié comment on faisait pour parler. Cependant elle ne prit pas garde à son attitude et elle se leva, fit quelques pas puis se retourna et dit:
"Moi aussi j'aime bien utiliser le futur mais je le fais en cachette normalement. Mais puisque c'est important je vais l'utiliser en public maintenant. Peut-être qu'ils se souviendront aussi comment on fait? Ça serait bien tu ne trouves pas?"
Et la jeune fille partit.