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Écho de Psyché - Indifférence



Il ne restait du palais que ce qui demeure d’une nuit d’ivresse, et elle se rappelait car il n’y avait rien d’autre qui pouvait être fait. Son nez ne percevait plus les fragrances qui avaient embaumé les draps dans lesquels elle s’était pâmée dès le premier jour de son arrivée, des odeurs si rares que les marchands de sa vie antérieure n’en avaient, elle en était certaine, jamais entendu parler; ses oreilles ne pouvaient plus saisir les myriades de sons exotiques que les oiseaux aux couleurs puissantes avaient répandu sur le chemin de ses pas chaque jour depuis le levé d’Apollon jusqu’aux heures les plus flamboyantes du soir; ses doigts ne pouvaient plus toucher les fibres douces des linges inconnus dans lesquels elle se glissait chaque matin et qu’il lui retirait, chaque nuit, pour goûter de ses lèvres puissantes chaque courbe de son corps.


À la place des dalles d’or et des mosaïques turquoises un vaste champ de pierres vulgaires s’imposait à ses regards et le ciel était devenu d’un gris maussade là où quelques minutes auparavant il avait été d’un bleu réservé aux dieux. L’air venait gratter à sa peau et ses cheveux hier ceints dans les plus fines broches tempêtaient autour de son visage que la douleur n’avait pas encore trouvé.


Elle se souvenait du premier vent qui l’avait tirée des affres des royaumes d’en-bas et des frémissements qui s’étaient emparé de ses muscles quand Il avait la première fois déposé un baiser sur la courbure de son dos. La noirceur du monde n’avait alors plus eu aucune importance; les villages écrasés par les sécheresses comme les peuples déchirés par les guerres s’étaient évanouis dans le plaisir toujours renouvelé qui s’appropriait ses pensées dès lors qu’elle sentait autour d’elle le souffle enveloppant de son amant. Elle qui avait été élevée comme une reine qu’elle aurait dû être s’était surprise à utiliser son corps comme l’auraient fait déesses et femmes d’expérience; elle avait tendu ses muscles pour se faire féline ou s’était abandonnée dans l’extase méditative de sa chair atavique et avait laissé ses sens trouver le chemin des délices parce que c’était cela qu’elle avait voulu, c’était cela qu’elle avait toujours recherché.


Elle était née noble et la noblesse l’avait rapidement cloîtrée dans l’amertume des règles, ne lui laissant pour elle que l’image figée de sa prochaine humanité délimitée par les murs d’une demeure qui ne serait sienne que par l’entremise d’un autre. Quand son père lui avait dit de partir s’étendre pour mourir, elle avait accueilli la nouvelle comme on ouvre une porte. Que ce soit son père ou les dieux, cela ne faisait aucune différence : elle avait été un jouet et les jouets ne se rebellent pas.


Et puis étaient venus le palais et les jours de félicité, des heures remplies par sa propre volonté et des nuits accompagnées par une béatitude qui s’étendait d’un crépuscule à l’autre dans l’attente et la satisfaction comme un nectar qui glisse des lèvres jusqu’au cœur.


Elle avait pensé que ce monde n’aurait jamais de fin, que ce qu’elle goûtait chaque soir avec une soif renouvelée était plus que sa vie, que c’était elle, une extension d’elle qui se manifestait dans le réel pour lui faire savourer le sang traversant son corps et la faire trembler.


Et ses sœurs l’avaient faite douter!
Non… ce n’était pas de la faute de ses sœurs. Ses sœurs n’avaient que mis en valeur ce qui se trouvait déjà en elle, la fraction de son âme qui avait été près d’être étouffée par l’abondance de la joie mais qui n’avait jamais vraiment disparu et qui voulait voir, qui voulait savoir. Elle avait réussi à oublier, mais l’oubli est un fleuve que l’on peut remonter. C’était ce qui lui était arrivé: quatre mots simples lui avait fait regarder derrière elle et avaient rapporté à elle cette sensation, ce vacillement qu’elle n’avait pas réussi à rendormir et qui avaient causé sa perte.


Maintenant, avec ses pieds nus qui s’enfonçaient dans la roche acérée des gorges de Vikos et le drap de lin râpé qui recouvrait ses épaules elle se questionnait comme le font tous les coupables par omission: pourquoi voulais-je tant savoir? J’avais tout ce que je pouvais désirer, mon cœur était rempli d’une émotion vive et chaude qu’alimentait mon amant de ses tendres caresses et l’avenir s’ouvrait comme un fruit immortel dans lequel mes dents pouvaient plonger sans craindre la pénurie que les autres redoutent; car j’étais aimée autant que j’aimais et rien ne pouvait ternir cette fleur que je cueillais chaque soir et qui repoussait chaque matin, si ce n’était moi. Moi seule pouvais briser les fondations de ce monde et c’est ce que j’ai fait : j’ai jeté la lumière sur le seul secret que je ne devais pas connaître, j’ai vu le corps de mon amant et ce corps est devenu un mirage que le temps éloigne jusqu’à ce que mon corps ne soit plus que lambeaux alors qu’Il continuera de briller dans les fibres mensongères de mes souvenirs de ce jour où je l’ai trahi.

C’est alors qu’elle se redressa, saisie par un espoir qui venait de naître en elle. Elle savait qui était celui qui l’avait possédée autant qu’Il était à elle, et cela était suffisant pour le retrouver. Elle pourrait alors lui parler, lui demander pardon et jurer de son amour et Il se rappellerait de l’amour qu’Il avait pour elle, et tout serait pardonné, et tout pourrait continuer! Tout ceci était possible! Elle lui dirait que les richesses et les peintures n’étaient d’aucune importance, qu’elle ne voulait que partager le temps de son existence avec lui, de mûrir et de vieillir à ses côtés jusqu’à ce que le temps et l’Hadès recouvrent ses yeux du voile éternel qui apporte le second sommeil. Et c’était vrai. Sans cela, il ne restait que le monstre auquel elle avait été jadis promise et duquel Il l’avait arrachée. Sans Lui! Sans lui… l’avenir n’est plus qu’un sillage que dissipe l’amertume.

Debout, ramenant près de son sein découvert la couverture pauvre, une main tournée vers la demeure des dieux, elle leur raconta sa peine et les regrets qui la tourmentaient et l’amour qui soufflait encore en elle. Elle leur confia les cris de son corps et l’impossible qu’elle était prête à affronter pour lui prouver sa grandeur et elle pleura quand ses mots affranchis la montrèrent dans toute la nudité de son humanité. Elle se découvrit elle-même dans ces paroles qu’elle ne maîtrisait plus et comprit autant qu’elle découvrit à quel point cet amour n’avait pas été qu’une réaction de son corps mais était la manifestation de son essence, ce que elle, dégagée de tous les artifices du monde, était.


Et elle se tenait droite. Malgré la faiblesse de ses muscles née de l’effort de vérité qu’elle venait d’accomplir, malgré la tension acerbe de son attente qui menaçait de rompre à chaque seconde elle se tenait droite, vidée mais forte, attendant qu’un des êtres du dessus ne vienne répondre à sa supplique.


Et cet être vint. Superbe de majesté, son corps rayonnant d’une vie inextinguible, sa poitrine et ses hanches brûlantes de féminité accomplie elle descendit et se tint devant l’humaine, ses pieds flottant à quelques centimètres du sol qu’elle ne pouvait toucher sous peine de le briser, l’observant comme jamais elle n’avait été observée par quiconque avant de parler non pas au travers de l’air mais par la pensée de risque de fendre ce corps qui ne serait jamais entièrement habitué à la perfection.

«Ô! toi dont les sentiments sont parvenus jusqu’à mon être, tu as été entendue et tu as été comprise.»


- M’accorderez-vous, ô! Déesse, la possibilité de le revoir afin que je lui expose la pureté de mon âme?


- Toi fille de Deucalion et Pyrrha, toi dont le père sombrera dans l’oubli à cause de ta trop grande beauté, tu me demandes de t’accorder une chance de recouvrir ton amant de tes baisers une nouvelle fois. Toutefois, cela ne te sera pas accordé.


- Pourquoi ô Déesse!? Pourquoi tant de cruauté face à la souffrance qui tord mon corps avec tant de force?!


- Pourquoi, répondit la déesse d’un regard amusé? Tu me demandes pourquoi? Crois-tu, enfant du dessous, que l’univers se soucie de ceux qui peuplent son ventre? Ce que tu vis n’est pas le résultat d’un plan qu’un chef d’orchestre aurait taillée et pourrait retravailler à la convenance des notes qu’il utilise. Non, frêle humaine, ce que tu appelles de tes mains jointes n’est pas quelque chose que tu peux obtenir car cela n’existe pas. Tu as eu ta chance et tu l’as laissée fuir lorsque tu as agi. Tout ce que tu pourras faire pour tenter de rattraper ce moment sera vain car le passé est celui contre lequel tu te révoltes et face au passé tes forces comme les miennes ne sont que des feuilles dans les courants des vents.


- Alors vous ne pouvez rien pour moi, demanda-t-elle dans un fragment de courage.


Le regard de la déesse devint un instant féroce avant de se métamorphoser en rire.


«Nous pouvons beaucoup de choses, bien plus que tout ce que vous humains pourrez jamais de toute l’éternité de votre savoir et de votre volonté, mais notre père à tous est Chronos et malgré l’exil auquel nous l’avons poussé nous sommes toujours ses enfants. Notre biologie nous lie à ses limites.»


- Je ne demande pas d’effacer le passé, ô! Très grande, je ne désire que racheter mon erreur par l’expression de ma passion!


- Doutes-tu de ma compréhension pour m’expliquer ainsi tes desseins, faible créature, hurla la divinité dans ce qui fut presque un murmure, écrasant le corps de la femme comme si elle n’était qu’une pierre. Je sais exactement ce que tu souhaites et tous tes souhaits même les plus purs ne pourront jamais rattraper la réalité dans laquelle tu tiens à peine debout. En découvrant le corps de ton amant tu as ajouté une force qui ne peut plus être arrêtée et tu dois à présent vivre dans le monde que tu as participé à créer par ton acte. Si tu souhaites modifier le cours de ce temps, ce n’est pas en croisant les doigts et en parlant aux cieux que tu y parviendras mais en acceptant de redescendre vers la terre afin d’y ajouter ce que tu veux y trouver, si tu en as la force, bien entendu, finit-elle dans un demi-rictus carnassier.


Sur ces mots la déesse disparut, laissant la jeune femme épuisée seule face à elle-même. Elle se remit debout, rapprocha le voile de son corps et tourna le dos au théâtre qui avait accueilli la pièce à laquelle elle avait sans le vouloir mis fin, suivant les conseils de la forme divine, des mots porteurs d’un sens qu’elle ne comprenait pas vraiment. Elle redescendit vers le royaume le plus proche et pria les prêtres de bien vouloir la prendre à leur chevet.


«D’où viens-tu, lui demanda le plus ancien des officiants, toi dont la beauté est sans pareille, et pourquoi souhaites-tu devenir prêtresse?»


- Je viens du passé indifférent, répondit-elle, le regard droit, et je souhaite changer le futur.


Ils la regardèrent, ne sachant si elle était folle ou non.


Oui, le rêve était fini.

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