
Écho
Quand le soleil illumina les lamelles des volets, et s'insinua dans la chambre, les draps, sur le lit supérieur, s'agitèrent ; un léger grincement, issu du bois de pin, se perdit dans le froissement du tissu, d'une profonde respiration, puis d'un retour à une ambiance feutrée, chaleureuse, murmurante. L'ombre, qui cédait sa place à une pénombre, qui évoluait vers un clair-obscur, s'enrichissait des détails que la nuit avait laissés oublier. Sur la commode, elle aussi de bois doré, les milliers de petites babioles, de collections de jeunes filles, les boîtes de maquillage enfantin, les peluches de toutes sortes et de toutes tailles sur le sol réunies en cercle autour d'un modèle de salon de thé, les habits, soigneusement pliés, reprenaient les couleurs de la veille. Peut-être même, si quelqu'un avait observé soigneusement, une ou deux différences avec le dernier soir se seraient révélées : Au pied du lit, la jolie tigresse qui gardait le dessous de la couche inférieure était renversée sur le flanc, et regardait sur le côté, hors de son domaine de garde.
Un coup léger sur la porte ne reçut aucune réponse. Un peu plus fort. Rien. Une voix appela. Puis la poignée roula, un flot brillant se répandit dans la pièce, la forme d'une femme s'avança, regarda le matelas du bas, vide, les draps repoussés vers le bout; puis elle leva les yeux, passa sa main droite dans ses cheveux, émue par ce qu'elle voyait, se rapprocha du jeune visage qui avait encore les yeux clos, embrassa le petit front où les mèches, couleur de bronze, tombaient jusque sur le nez, regarda juste derrière, pour voir une autre tête, qui la regardait, de ses immenses et noirs, fixes, totalement éveillés. Sous le drap, un mouvement se glissa jusqu'autour des épaules de la fillette endormie, et la seconde, sans cesser de quitter sa mère des yeux, se rapprocha de sa sœur, se colla contre elle, et d'une voix faible, si faible que sa mère ne pouvait l'entendre, elle murmura à l'oreille de sa sœur, qui eut un frisson, tourna la tête vers celle qui venait de la réveiller, lui envoya un baiser sur la main, et resta immobile, leur regard attaché l'un à l'autre.
Leur mère n'aimait pas cela. Cette communion lui faisait peur. De sa main, avec un sourire, elle attira à elle la jeune fille encore embrumée et l'embrassa.
"Je vous ai déjà dit que vous ne deviez plus dormir toutes les deux dans le lit du haut, chuchota la mère. Vous êtes grandes maintenant. Un jour, le lit va casser."
Elle regardait ses filles silencieuses, tentant de masquer son malaise. Elle sentait sur elle le poids des deux paires d'yeux qui ne la lâchaient pas. Elle sentit un frisson, une voix qui se glissait. Elle eut peur :
"Allé, debout, on part dans trois heures."'
Elle sortit de la chambre, descendit l'escalier, deux marches par deux marches, encore tremblante. Elle rata une marche, se rattrapa à la rambarde. Son genou frappa le bois peint. Elle laissa un cri s'échapper, un juron. Son mari accourut, attiré par le bruit, l'aida à se relever.
"Qu'est-ce qui t'énerve ?" demanda-t-il, tout en descendant les dernières marches.
- Rien, rien, répondit-elle, tout en sachant qu'elle ne le convaincrait pas.
Qu'est-ce qui t'énerve ? répéta-t-il nonchalamment.
Les filles. Elles ont encore dormi ensemble, dans le lit d'Esther. Non ! dit-elle dans un coup de main levé, ce n'est pas juste cela. C'est juste qu'elles sont si... semblables. Plus les années passent et moins je les distingue. Je... (et sa voix était un souffle) je me suis encore trompée ! Je ne les reconnais pas !
Son mari la prit dans ses bras, essuya les larmes naissantes.
" Ça va aller. Moi aussi, ta mère aussi, tout le monde se trompe. C'est normal. Elles sont encore jeunes. Bientôt, ça ira mieux."
De petits pas effleuraient le sol. La mère s'attela aux bols et boîtes de jus, le père au pain et au thé.
Dans l'encadrement de la porte apparut la première fillette, habillée avec soin, ses cheveux soigneusement peignés, sa robe noire à bord blancs qui lui couvrait ses jambes jusqu'au bord des chevilles., et l'autre, juste derrière, vint se mettre à côté d'elle, identique, comme si l'une était le reflet de l'autre, comme issue d'une mitose.
"Bonjour mes filles chéries ! dit le père qui les serra dans ses bras. Vous avez bien dormi ?"
Elles se partagèrent la réponse : Oui, dit l'une, très bien, dit l'autre.
" Esther à gauche. Luz, à droite. Non ! (Il les attrapa doucement par les épaules), dans l'autre sens."
Les fillettes émirent un rire léger et se croisant, et vinrent se placer comme le leur avait demander leur père.
"Alors, jeunes filles, reprit-il tout en s'asseyant, on a encore désobéit à maman ?
Silence.
"Vous êtes des grandes maintenant, vous n'avez plus peur du noir, continua-t-il"
Silence.
" Ou alors, c'est le monstre sous le lit ? Baguera ne fait plus bien son travail ?"
- Non, ce n'est pas ça, dit Luz
- C'est qu'on arrivait pas à dormir, continua Esther.
- Quand on n'est pas dans le même lit...
- On arrive pas à dormir.
- La mère avait baissé les yeux.
- C'est vrai, on...
- n'a plus peur, juste qu'on
- n'est pas bien dans deux lits différents.
- Oui, mais non. Écoutez moi, dit le père, alternant les regards sur ses filles, et parfois passant un coup d'œil rapide vers sa femme, vous devez apprendre à dormir chacune dans votre lit. Plus tard...
- Non ! cria Esther. On sera toujours ensemble ! Et ses yeux bleus brulant de tristesse se posèrent sur ceux de sa sœur, aux aussi rougis par cette même émotion qui les avait saisies.
- Ça suffit ! dit la mère sur une note plus forte. Vous devrez faire ce que les moniteurs vous diront. Et si vous êtes séparées, je ne veux pas de caprices. Nous serons juste à côté. S'il y a un problème, nous serons avertis. !
Un sanglot lourd s'éleva. S'il avait éclaté, s'il s'était montré, par des pleurs et des cris, les parents auraient pu faire quelque chose. Mais il n'y eut que le sanglot, et un regard, constant, entre les deux sœurs, sans parole. Rien d'autre.
Lors du chargement de la voiture, les filles portaient les sacs, chacune d'un côté. Elles montèrent, chacune de leur côté, dans un même geste. Durant le trajet, elles s'étaient assoupies, leurs bras et leurs mains enlacées.
"Est-ce que je les réveille ?" demanda le père.
- Non, pas encore. Attend que nous ayons parlé au directeur. Elles ne doivent pas être dans la même résidence.
Le mari regarda sa femme, inquiet. Elle avait un visage tiré, comme si elle avait peur. Elle ne le regardait pas. Elle ne regardait rien. Elle ne faisait qu'exprimer ce qu'elle pensait.
"Je sais ce que tu penses (et cette fois elle le regardait) mais tu te trompes. Je fais cela parce que je les aime. Elles ne devraient pas être toujours ensemble."
- Mais elles sont jumelles, et elles sont jeunes, lança le père en étouffant sa voix. C'est normal.
- Non, ce n'est pas normal. Elles ne devraient pas être jumelles, et pourtant, il n'y a que leurs yeux qui les distinguent... Elles me font peur.
- Peur ?
- Oui... oui. J'ai peur quand je les vois et qu'elles me regardent. Elles se parlent, elles se parlent j'en suis sûre ! (Sa main, sur le tableau de bord, tremblait).
- Mais non. Tu imagines cela, c'est tout. Elles se comprennent, tout au plus, dit le père, en ouvrant sa portière. Prend l'air, je vais m'occuper du directeur.
La femme ouvrit à son tour sa portière, sortit pour se délasser du trajet. La brise qui venait de l'immense lac et des foules de pins était chargée de senteurs résineuses, riches de multitudes de fleurs différentes, humides, saisissantes, reposante. Sa peau réagissait à tout cela : elle se détendait, reprenait des couleurs, revivait. Les rayons de lumière, même atténués par les branches d'arbres, lui faisait plisser les yeux. L'ambiance était douce, maternelle, réveillait chez elle des flots de paix. Elle s'approcha du bord du lac, délassa ses chaussures, plongea ses pieds dans l'eau. La fraîcheur envahit ses membres. Elle se laissa aller à un long soupir qui effaça le mal du voyage. elle sentait que les prochains jours lui seraient agréables.
Ses poignets se soulevèrent en un instant et tout son corps fut projeté en avant. L'immensité reposante du lac se referma sur elle, pleine de vase et d'herbes qui lui entouraient les bras et les jambes,, se glissaient dans ses oreilles et sa bouche, et cherchait à l'étouffer, à la garder entre les racines des arbres pour qu'elle ne remonte jamais.
Elle se sentit partir. La sensation de l'eau était devenue un picotement vague, la brulure des herbes avait disparu. Il n'y avait plus de bruit, plus de lumière. Seule restait son corps qui glissait, qui s'enfonçait, et un flash, brutal, de ses filles qui l'observaient. Ses yeux se rouvrirent, son corps se souleva, elle sentit les herbes lâcher prise, le soleil frapper son visage, et l'air qui tentait de s'infiltrer dans ses poumons.
"Est-ce que ça va ?" demanda le père.
- Non ça va pas ! pleura la mère en essayant de se redresser, sans succès. J'ai cru mourir. Où sont-elles ?! hurla-t-elle, cherchant des yeux ses deux filles.
- Elles dorment encore. Comment as-tu fait pour tomber ?
- Je ne suis pas tombée, on m'a poussé j'en suis sûre ! dit-elle en sanglots. C'est elles, j'ai senti leurs mains j'ai senti leur regard.
- Arrête ! imposa l'homme. Tu délire ! Les filles dorment. Et elles ne pourraient pas te pousser ! Tu as dû t'assoupir.
- Mais je t'assure, je l'ai senti... chuchota-t-elle. C'était tellement réel...
- Tu as fait un cauchemar. Sèche-toi, le directeur nous attend avec les filles.
" Bonjour madame, dit le directeur, l'accueillant d'une poignée de main. Je vois avec plaisir que vous avez déjà profité des eaux de notre lac."
- Oui, répondit-elle, encore tremblante. Vos berges sont dangereuses. J'ai failli me noyer !
- Comment ?! Je suis étonné de l'apprendre. L'entretien des berges est notre priorité. Vous n'avez rien ?
- Non, je vous remercie. Juste une grosse frayeur, dit le père. Et voici nos deux filles. Luz, à gauche, et Esther, à droite.
- Quelles magnifiques jeunes filles s'exclama le directeur. Deux modèles d'une telle beauté, vous devez être fiers. Vous allez bien ? demanda-t-il en se penchant vers les deux fillettes.
- Oui...
- Très bien.
- Monsieur et madame Savoy, vous devez savoir que la politique de notre centre est de séparer les enfants d'une même famille pour qu'ils aillent vers les autres. Cela ne vous dérange pas ?
Les filles se rapprochèrent l'une de l'autre, épaule contre épaule, et au fil de la réponse que leur père faisait, se prirent dans les bras. Elles étaient proches, si proches que leur corps semblaient se fondre l'un dans l'autre; leur joue, collées intimement liées, donnèrent à leur mère l'étrange sensation qu'elles ne faisaient plus qu'une, que leur séparation physique n'irait que jusque là. et que l'une comme l'autre, par cette communion, voyait ce que l'autre voyait.
" Ne vous inquiétez pas, dit le directeur en les raccompagnant, elles seront très bien ici. "
- Appelez moi Éric. Nous serons dans le chalet cent vingt-trois. S'il y a un soucis, vous pourrez nous contacter.
Soyez sans crainte. Reposez-vous, nous nous occupons du reste.
Chacune avait à ses pieds sa valise, dans la main celle de sa sœur. Elles attendaient, comme toutes les autres, devant les maisons, sur le terrain de jeu où le sable lisse entrait dans les chaussures et grattait les pieds. Un à un, les enfants sortaient des rangs et entraient dans leur section, sous les hourras des animateurs et de leurs camarades, courant, sautant. Quand Luz fut appelée, la fillette tourna le visage vers sa sœur. Aucun mot ne fut prononcé, pas une larme. Rien. Elle lâcha la main; elle regarda partir sa sœur. Elles allaient être dans deux pièces différentes, dans deux lieux assez semblables, mais avec des personnes différentes, des paroles différentes. Elles allaient devenir différentes.
" Ici c'est la maison du castor. C'est notre totem. Vous savez ce que c'est un totem ? demanda l'animatrice. "
- C'est un animal qui nous représente.
- Oui ! c'est bien Maïa. Le castor sera notre animal à nous. Quand je dirais " castor " vous devrez dire : " c'est nous les plus forts !" C'est notre cri de ralliement. Maintenant, choisissez vous un lit : les plus grandes, allez sur les lits du haut. Les plus jeunes, vous restez en bas.
Les sacs, les vêtements, les enfants se déplaçaient. La fillette posa sa valise sur un lit, en bas, mais l'animatrice s'approcha d'elle :
" Esther, c'est bien cela ? Tu fais partie des grandes ici. Tu dois aller sur le lit du dessus, d'accord ? " Et la femme, d'un geste, prit la valise d'Esther, et la posa au dessus en criant : " Bravo les filles ! Vous êtes les plus fortes ! Castor ?"
Et toutes crièrent, sauf Esther, qui était encore assise sur le lit du bas.
Les filles sortirent. Elles étaient les premières dehors, et la monitrice les félicita de leur célérité. Elle les fit s'assoir en cercle,sur le sable, les compta rapidement. Elle s'immobilisa, regarda dans la direction de la maison, et appela la retardataire : dans le cadre de la porte, Esther s'avança, et quand son premier pas se posa sur l'extérieur, une seconde porte claqua. Toute la maison de sa sœur sortit en trombe, et quand Esther, déjà sur le sable, pu voir à l'intérieur de l'autre cabane, elle vit sa sœur qui la regardait, en posant le pied sur le sable.
" Ici c'est la maison du cheval. C'est notre totem. Qui sait ce que c'est qu'un totem ? Personne ? Un totem c'est un animal qui nous représente. Quand je crie " Cheval ! " vous devez crier : " Au galop vers la victoire ! " On va faire un essai : " Cheval ! "
Tous les enfants crièrent. Une, sa valise à la main, chuchota quelque chose, en silence, et sa bouche, articulant cinq mots, souriait.
" Donc, les filles, les plus jeunes, vous prendrez les lits du bas. Les plus grandes, je compte sur vous pour bien faire attention."
Les filles, dans le calme, choisirent leur place. Les plus grandes, assurées par les paroles de la monitrice, ne se chamaillèrent pas. Juste une alla voir la responsable :
" Karine, y a Luz qui veut pas me laisser sa place. "
- Allons... allons voir cette coquine. Luz, c'est Marine qui sera sur ce lit. Tu es encore petite par rapport à elle. D'accord ?
La monitrice fit descendre Luz et la posa sur le lit du dessous. Luz resta calme, souriante. Sa main bougeait, comme si elle serrait une autre main. Elle garda le silence quand les autres filles crièrent.
Les enfants placés, l'animatrice prit soin de faire l'appel, pour que chacune se nomme, parle un peu de sa famille, dise ce qu'elle aimait, ce qu'elle voulait faire plus tard. Parvenue au milieu de la liste, Karine entendit les félicitations de Suzie à sa troupe. Elle laissa échapper une grimace, mais continua les présentations. Arrivée à Luz, elle ne put obtenir d'elle aucun son : " Tu es timide, ce n'est pas grave. Si tu veux répondre plus tard, viens me voir."
Puis vint le tour de Claire, de Rose, et de Manon, et quand toutes furent passées, Karine, se redressant, s'étira, ouvrit la porte et ordonna, au garde-à-vous, à tout le monde de sortir. Luz, comme toutes les autres, se leva, mais elle attendit un moment, et quand toutes furent sorties, elle s'avança, tourna son visage et vit sa sœur, déjà sur le sable, qui la regardait.
Le camp de loisir prenait vie. Une résidence, celle des garçons les plus âgés, était partie sur des bateaux afin de découvrir le lac; d'autres commencèrent une course d'orientation dans les bois voisins. Les filles, réparties en équipes de résidence, s'affrontaient dans un tournoi de balle au prisonnier. Les matchs, très courts, s'enchainaient rapidement, et à chaque fois, lorsque Luz et son équipe jouaient, Luz montrait une vivacité déconcertante, et chaque fois que son équipe gagnait, la fillette gagnait en félicité, en beauté, et son sourire, au début morne et froid, devenait plus chaud, plus fort.
Lorsque les équipes de Luz et d'Esther se rencontrèrent, Esther, ramassée sur elle-même, cherchait des yeux sa sœur. Elles étaient tournées l'une vers l'autre, mais Luz, concentrée, regardait autour d'elle, observait ses nouvelles camarades, et cela lui permettait de fuir sa sœur, de ne pas affronter son regard.
Lorsque la première balle fut lancée, Luz se permit de jeter un regard vers sa sœur. Elle était en retrait, petite et effacée, attentive mais blottie comme un chaton dont les yeux ne seraient pas encore ouverts. Elle était souvent la cible des balles mais elle les évitait sans montrer de peur. Elle faisait preuve d’une agilité certaine dans sa posture statique.
Pourtant, quand sa sœur reçut la balle, Esther resta pétrifiée. L’objet rouge et rond qui se trouvait dans sa main n’était qu’à elle à ce moment, le frottement de la matière contre les doigts et le poids quasi inexistant mais cependant présente signifiait, à ce moment, leur différence. Luz ressentit cet écart. En elle l’écho de sa sœur résonna. Elle entendait son désarroi, cette sorte de tristesse sourde qui avait comme origine la balle et comme destinataire elle, sa sœur, l’autre bout de ce lien qui s’étirait sans se rompre. Elles étaient toujours sœurs mais leurs mains, désunies pour la première fois, avait fait naître cet espace qui était abîme pour elle, qui marquait leur mort en tant que sœurs pour les faire renaître en tant qu’Esther et Luz.
Esther chuchota et Luz ne l’entendit presque pas. Elles se regardaient mais ne se voyaient presque pas. Luz lança la balle. Elle toucha sa sœur à l’épaule. La balle toucha le sol. Elle avait éliminé sa sœur. Elle sortit.
Quand le tournoi fut fini et que l’équipe d’Esther fut déclarée vainqueur, Luz, qui avait rejoint les filles de son clan, rentra dans sa maison pour se doucher avant le dîner. L’eau sur sa peau la rafraîchissait et retirait les grains de sable de ses pieds. De nouveau habillées, toutes se rendirent dans la salle de réfectoire. Elles étaient les dernières, et toutes s’assirent sur la même table, rirent ensemble, et Luz n’était pas la dernière à faire entendre sa voix. Elle se sentit présente pour la première fois à ce moment. Elle se sentit elle et, pour la première fois, elle ne remarqua pas sa sœur, deux tables devant elle, qui la regardait.
Le soir, il y eut un feu au milieu du camp, dans une zone délimitée par des pierres qui formaient un cercle grossier. Les morceaux de bois secs ramassés aux abords du bois par le groupe d’orientation étaient disposés en forme de tipi avec au centre des pommes de pain et des brindilles. Les groupes, encore une fois rassemblés par résidence, attendaient que le feu diminue afin de faire griller des saucisses plantées au bout de longs pics de bois.
Une étincelle soudain jaillit et un des animateurs cria, faisant sursauter tout le monde autour de lui. Il était grimé, maquillé, affublé d’un pagne qui clinquait. Après une danse grotesque il se posa un peu plus en hauteur, et dans le silence de la soirée il commença à raconter une histoire de fantômes.
À l’extérieur de la lumière des flammes, une ombre attendait sa sœur. Esther arriva quelques secondes plus tard. Elles se prirent la main et s’enfoncèrent dans le bois.
« Comment vas-tu ?
- Je vais bien, dit-elle, ses yeux bleus plongés dans ceux de sa sœur.
- Je suis désolée de t’avoir éliminée tout à l’heure.
- Ne t’inquiète pas pour ça, c’est le jeu.
- Mais… je t’ai fait sortir ! C’est de ma faute si tu es sortie ! dit-elle de sa voix triste est sourde.
- C’est comme ça, répondit sa sœur calmement. Nous sommes différentes après tout.
- Non ! Ce n’est pas vrai ! Ce que tu es, je le suis aussi.
- Non ce n’est pas vrai. C’est fini. Nous sommes deux : nous ne pouvons plus parler comme avant. Tu l’as bien vu…
Silence.
- Oui, tu l’as vu. Il va falloir nous y faire. Nous sommes deux vois différentes.
- Mais je ne veux pas moi, dit Luz. Tu veux ça toi ?
- Je ne le voulais pas mais c’est arrivé.
- Arrête !! Arrête… Tu me fais peur. J’ai peur de ta voix. Je veux devenir ta voix… Si je suis ta voix, je n’aurais plus peur de ce que tu dis car je serais toi.
Esther regarda sa sœur. Elle la vit qui souffrait. Elle souffrait mais sa dernière phrase était différente. Elle était pleine d’espoir. Pleine de désirs. Pleine d’impatience.
Esther regardait sa sœur qui s’avançait vers elle, qui se blottissait contre elle, qui cherchait à reformer ce lien du corps que cette journée avait étiré jusqu’à ce qu’il se rompe. Ses mains se glissaient contre son corps, la serraient de plus en plus fort. Elles lui faisaient mal mais ces mains l’empêchaient de crier, leur front collé l’un à l’autre, et dans leurs yeux elles ne voyaient que les yeux de l’autre, de plus en plus proches, jusqu’à ce que leurs cils se touchent et que leurs regards se fondent.
« Esther ! Luz ! »
Les appels que vociféraient les animateurs avaient réveillé la forêt. La densité des arbres empêchait de voir loin; leurs branches s’étaient resserrées au niveau du sol et formaient une jungle impénétrable et sombre, suffocante à tel point que pas un bruit ne semblait pouvoir percer, emprisonnante, et le bois, l’herbe et le ciel voilé devenaient un cercueil que la terre avait recouvert.
Puis une des fillettes fut retrouvée. Elle était allongée dans un étroit fossé tapissé de mousse douce et semblait dormir paisiblement.
Aux lueurs du jour sinuant la jeune fille se réveilla, s’étira. Elle alla dans la salle de bain, se passa de l’eau sur le visage. Elle avait encore des traces de terre sur les joues. Elle les effaça.
De retour elle s’assit sur le lit, ses petites mains sur les genoux. Elles ne bougeait pas. Seules ses lèvres chuchotaient quelque chose d’inaudible.
Une animatrice entra, découvrit la fillette éveillée. Elle s’approcha doucement, mit son visage au niveau de la petite fille. Elle voulut lui demander si elle savait où était sa sœur mais, instinctivement, elle se ravisa, ne voulant pas faire peur à cette petite chose qui paraissait si calme. Elle attendit un moment. Elle regardait la petite bouche qui semblait chanter une comptine. Elle semblait également se répondre. Des traits de visages alternaient, passaient du calme à l’impatience, et les yeux, dissimulés par les paupières, allaient parfois à gauche, parfois à droite, fugacement, et revenaient devant, fixant un objet lointain derrière le voile de noir.
L’animatrice posa sa main sur l’épaule de la fillette. Elle ne bougea pas.
« Eh, chuchota la femme, comment vas-tu ? »
- Ne criez pas, dit la fillette, encore plus bas.
- Comment ?! mais…
- Ne criez pas ! hurla la fillette, si fort, tellement fort que la femme tomba sur le sol, les mains sur les oreilles. La voix avait envahi son crâne et rebondissait sans cesse, sans s’atténuer. Elle sortit en titubant, ses mains emprisonnant ses oreilles, et elle hurlait, elle suffoquait. Puis elle tomba, inconsciente.
Elle était seule dans une pièce dont les murs avaient reçu tout l’équipement nécessaire pour qu’aucun son ne pénètre à l’intérieur. Quand la porte s’ouvrit et que le médecin, armé de son bloc de papier et de son crayon s’avança, la fillette lui sourit, toujours assise.
« Bonjour docteur, chuchota-t-elle. »
- Bonjour. Comment allez-vous aujourd’hui articula-t-il sans émettre aucun son.
- Bien. Comme tous les jeudis, répondit-elle.
Le médecin vérifia sa santé, puis s’assit face à elle.
« Vous ne voulez pas sortir aujourd’hui ? demanda-t-il, encore une fois sans parler. »
- Notre réponse sera toujours la même. Nous avons peur du dehors, exactement comme vous avez peur de nous.
- Mais en restant ici vous aurez toujours peur.
- Non, ici nous n’avons pas peur. Sauf quand vous êtes là.
- Vous avez peur de moi ?
- Nous n’avons pas peur de vous. Ce dont nous avons peur, c’est de votre voix, et son regard insistant était également plein de douleur.
- Vous avez toujours peur de ma voix ?
- Oui, tout comme vous avez peur de la nôtre.
- Pourtant vous savez que je ne parlerai jamais avec vous.
- Un jour vous ferez une erreur.
Le médecin referma la porte. Comme chaque fois, il ne put se retenir de crier pour contre-balancer les minutes passées. Bien sûr elle ne pouvait pas entendre, mais à chaque fois il sentait qu’elle le savait et qu’elle en riait. Il se retourna, fit face à la vitre qui lui permettait de l’observer à son insu. Elle était demeurée assise, et ses mains et ses doigts s’entrelaçaient, se serraient. Elle se tenait la main, comme si elle tenait la main d’une autre personne. Elle disait qu’elle tenait la main de sa sœur, que c’était vraiment la main de sa sœur. Elle n’avait jamais été retrouvée; ses parents étaient morts de chagrin, du moins c’est ce qu’il supposait lui-même. Mais la fillette n’avait jamais montré de tristesse.
« Nous ne sommes jamais seules » répétait-elle. Et c’était peut-être vrai. Il se prenait parfois à y croire quand il la regardait assez longtemps; il la voyait parfois prise dans une sorte de dialogue rythmé par ses yeux qui s’alternaient au fil des phrases qu’elle ne prononçait pas. Une fois le gauche, une fois le droit, puis le gauche, puis le droit, l’œil marron, puis l’œil bleu.