
D-Nis 4.6.111
Note du rapport:
Le présent rapport a été écrit afin d’apporter la compréhension au plus grand nombre. Je ne doute pas que la plupart des informations vous sont déjà connues, mais il m’a semblé nécessaire de l’écrire ainsi afin que la vérité puisse un jour se répandre au-delà de notre sphère. J’espère qu’il vous aidera.
Un ami.
Début du rapport:
On ne se souvient jamais de son réveil. C’est une constante. Lorsque l’on se réveille, on est déjà réveillé. La prise de conscience est toujours à posteriori. C’est comme la vie. On ne se rappelle pas de devenir vivant. On est vivant, et c’est tout. Tout cela provient du temps que met l’information a être traitée par le cerveau. Ce n’est pas instantané. Le réseau neuronal doit traiter l’information, et dans le délai que cette information prend pour être analysé, le cerveau est déjà en alerte, conscient de son analyse immédiate du monde réel et de la nécessité de traiter les informations qui lui parviennent.
Le réveil est comme la conscience. Peut-on dire quand on est devenu conscient? C’est impossible. La conscience est un état immédiat de l’être; non pas qu’elle se produit dans l’instant mais sa réalité impose un délai, un point qui suit un autre point, et ce deuxième point est celui qui prend toute la place car il est celui qui se trouve à l’origine de la conscience du premier. Conscience, réveil, les processus sont les mêmes. Les significations sont différentes.
Le réveil est la prise de conscience du présent qui est analysé par le cerveau. La conscience, c’est le réveil de l’être à l’être. Descartes écrivit «Je pense donc je suis»; depuis, cette affirmation s’est vue détournée, transformée, approfondie. Ce n’est plus «Je pense donc je suis», c’est «J’ai conscience donc je suis», «J’agis donc je suis», «Je veux donc je suis» et tout un tas d’autres choses dont les développements ont tous reçus des parts d’acceptation et de réfutation sans que quiconque puisse certifier son point de vue comme étant le plus probant, tout simplement parce que personne ne peut définir ce que veut dire «je suis». Qu’est-ce que cela veut dire, je suis, quand on ne peut pas vraiment dire «tu es», ou «elle est» sans se poser la question de la certitude de l’autre? L’autre existe parce que j’admets qu’il existe, parce que dans ses actes je le compare à moi. Il me ressemble, il agit comme j’agis ou comme je pourrais agir, donc il doit être comme moi. Mais tout cela n’est que comparaison, pas certitude. Pour avoir la certitude que l’autre est, il faudrait pouvoir être l’autre. Mais cela est impossible.
C’est ce qui nous amène au cas d’être spécifiques, les ÊTRES, et un en particulier: D-nis 4.6.111.
Pourquoi lui? Parce qu’entre tous les ÊTRES, il est le seul à avoir pu communiquer avec l’extérieur, et dans son témoignage se trouvent les preuves inaccessibles à toute autre personne de l’équivalence de notre conscience. Il est regrettable que notre compagnie ait pris la décision de le détruire avant que les démarches nécessaires aient été entreprises afin de le retirer de son système et de pouvoir l’analyser. Son cas demeurera donc entièrement soumis aux analyses subjectives et ne pourra jamais être pleinement expliqué. Et même sans cela, son témoignage n’aurait jamais été qu’une preuve subjective, qu’une pensée. Pour pouvoir le comprendre, il aurait fallu que chacun puisse se soumettre au même traitement qu’il a subi durant son existence. Mais qui le voudrait? Qui pourrait vouloir consciemment vivre ce qu’il a subi? Et s’il existait quelqu’un pour vouloir subir cela, ne serait-il pas immédiatement considéré comme un fou, et son témoignage privé de toute portée valable?
Je comprends bien que tout ceci est extrêmement vague pour vous. C’est normal, vous ne possédez pas les référents nécessaires à la compréhension de ce que je suis en train de décrire. C’est ma faute. Enfin, pas tout à fait. Commencer par l’explication des différents éléments sans leur contexte, même succinct, n’aurait rien apporté de concret non plus et vous aurait noyé dans un flot d’éléments irréels. Mais je m’apprête à vous les transmettre, de la manière la plus simple et la plus acceptable possible, parce que je sais que c’est ce que vous cherchez.
Tout d’abord, qu’est-ce qu’un ÊTRES? Non, il n’y a pas de faute ici. ÊTRES est le terme générique. Vous savez ce que c’est, mais pas sous ce nom. C’est l’équivalent du Serveur Organique, le S.O. Le S.O est un système de stockage mis en place depuis près de dix ans pour remplacer les immenses et coûteux systèmes de conservation de l’information générée par l’humanité et les systèmes nécessaires à leur refroidissement (l’an dernier, il s’est créé huit-cent vingt-six quintillions de bytes par jour. La demande en espace de stockage selon les anciennes normes aurait était impossible à assouvir). Le terme S.O, si facile à prononcer et si rapide à mémoriser, a été précisément choisi afin d’être le plus vague possible, et l’élaboration de ces S.O, frappée du secret industriel et du secret d’état, demeure encore maintenant enveloppé d’un mystère impénétrable pour le commun des mortels. Tout cela, vous le savez déjà. Le terme ÊTRES, pour en revenir à cela, est un acronyme pour Être TRansformé En Serveur. Ce terme est le terme qui fut utilisé dans le premier rapport établissant la possibilité d’utiliser l’ADN humain comme lieu de stockage de l’information. Cette idée provenait de l’analyse de la capacité immense de l’Acide Désoxyribo-Nucléique (qui est de 2050 teraoctets par gramme) et de son application possible dans le domaine du stockage informatique. Après les premiers résultats concluants et les pressions industrielles concernant ce nouveau type de technologie, la question de la structure des serveurs s’est immédiatement posée. Car le stockage était une chose, mais l’accès à cette information était un problème autrement plus complexe. Comment réussir à conditionner une machine à produire, stocker, gérer et maintenir de telles quantités d’information accessibles sans créer de perturbations ou des échanges malencontreux dans les flux?
La réponse s’imposa rapidement d’elle-même: le meilleur ordinateur connu capable de gérer toutes les fonctions nécessaires à la stabilité de l’ensemble était le cerveau humain. Peu coûteux en énergie, d’une stabilité à toute épreuve, résilient, manipulable à volonté et permettant une inter-activité sur plusieurs niveaux sans craindre la surchauffe, le cortex humain était la base de ces nouveaux types de serveurs. L’auteur de l’article, Rupert Livingstone, qui était plus doué pour les sciences que pour les manipulations étymologiques, proposa le terme de Être TRansformé En Serveur afin de décrire l’ensemble, terme qui est resté dès lors en fonction au sein de l’équipe de production et de maintenance.
Mais qu’est-ce que le ÊTRES exactement? Tel qu’il fut imaginé, le ÊTRES fut un projet consistant à utiliser la structure biologique humaine afin de développer un moyen peu onéreux et efficace pour la conservation et l’accès aux données créées par l’humanité. Tel qu’il fut développé, le ÊTRES fut la plus efficace forme d’esclavage jamais conçue, jusqu’à cette fameuse affaire D-Nis 4.6.111.
Pourquoi cette histoire changea tout? Parce que c’est à partir d’elle que la réalité du projet apparut à certains d’entre nous et qu’il nous a semblé nécessaire d’informer le monde de la réalité de cette industrie. Bien entendu, à cause de l’étendue du réseau et de la stabilité informatique que le système ÊTRES procure, aucun changement notable n’a encore été entrepris de la part de l’administration. C’est du moins la raison officielle, que le système ÊTRES est non seulement stable, mais son rapport espace physique / espace de stockage est immensément faible, tout comme l’est le rapport fonctionnement / émission calorifique, et que toute interruption plongerait le monde dans un âge obscur. Leurs arguments sont que le système ÊTRES a permis de supprimer les immenses espaces de stockage nécessaires à l’entreposage des serveurs électroniques et les coûteux besoins électriques pour le refroidissement, ce qui, dans un contexte où l’énergie est synonyme de pollution et d’amplification du réchauffement climatique, est un avantage conséquent, et que, puisque le système ÊTRES a entièrement supplanté toutes les autres technologies, couper le système signifierait interrompre tous les flux de données qui permettent au monde de ne pas s’écrouler, car toutes les entreprises, les banques, les gouvernements de par le monde sont dépendantes de lui, tout comme le sont des milliards d’individus qui y ont stocké leurs données.
Face à cette impossibilité de pouvoir se passer de ce système, l’entreprise maintient son activité officielle sans inquiétude d’aucune sorte, car face aux conséquences d’un arrêt du système, personne ne choisirait de prendre cette décision. Cependant, nous sommes plusieursà savoir que cette raison n’est pas la véritable raison, et que l’idée avancée d’un meilleur suivi des serveurs afin de s’assurer que le cas de D-Nis 4.6.111 ne se reproduise pas n’est qu’un leurre pour cacher le véritable motif du maintien des ÊTRES.
Quel fut ce cas de D-Nis 4.6.111? Je vais essayer de vous l’exposer en détail afin que vous puissiez avoir pleinement conscience de l’étendue de ce cas et, qui sait, peut-être pourrez-vous faire ce que je n’ai pas réussi à accomplir.
D-Nis 4.6.111 était un ÊTRES de la quatrième génération de serveurs, d’où son nom de D. Les serveurs actuels sont de la génération des F, c’est à dire de la sixième génération. La génération des E fut entièrement effacée afin d’apporter les modifications nécessaires pour que le cas de D-Nis 4.6.111 ne puisse pas se reproduire. Le 4 est le référent du logiciel d’exploitation qui gérait les transferts d’informations entre les réseaux et les serveurs. Cette version du logiciel fut elle-aussi complètement remaniée suite à une possibilité de brèche qui aurait permis l’apparition du cas sus-cité. le 6 est le nombre de mises à jour majeures effectuées sur le logiciel, et le 111 est le nombre de correctifs. L’ensemble définissait un serveur organique spécifique qui se trouvait immergé au milieu de dizaines d’autres serveurs semblables. Comme tous les serveurs, il était assigné à une tâche spécifique de collecte et de stockage; son utilité était dans la conservation des données personnelles du cloud d’une ville dont le nom ne fut jamais communiqué afin de préserver l’anonymat des informations qu’il contenait. Sa mise en service datait de plusieurs mois avant l’incident, et sa mise en service avait suivi une accréditation octroyée après de nombreuses vérifications d’usages dont le secret est hautement gardé.
Suite à sa mise en service, le serveur D-Nis 4.6.111 fut incorporé et mis en service et durant les mois qui précédèrent l’incident, aucun indice de ce qui allait se produire ne fut détecté. Rien ne se produisit. C’est d’ailleurs pour cette raison que la décision de détruire les serveurs de la série D et de la série E fut prononcée, afin d’éviter tout renouvellement de cette situation.
Comment cela se manifesta-t-il? Pour les utilisateurs, le phénomène fut imperceptible, car le problème, circonscrit à un seul serveur, fut très rapidement repéré et ce dernier fut isolé de la chaîne de transmission. Pour les spécialistes et les observateurs qui analysèrent le problème, ce fut tout autre chose. Il faut imaginer le système entier comme un seul organisme dont la stabilité repose sur la communication de tous ces membres. Comme un seul corps, tous les serveurs sont reliés les uns aux autres et ressentent les fluctuations générées par les autres. Aussi, lorsque la crise se produisit, ce n’est pas simplement le système D-Nis 4.6.111 qui émit un signal mais tous les serveurs, avec une amplitude décroissante selon la distance neuronale qui sépare chaque individu de l’élément perturbé. Ce type de situation arrive de manière régulière, seule l’intensité change. Dans le cas de la crise qui nous intéresse, la perturbation était d’un facteur douze fois supérieur au plus haut pic enregistré. Immédiatement, tous les pare-feu entourant le système incriminé furent dressés afin d’empêcher l’expansion du phénomène, ce qui limita le problème. Une maintenance fut évoquée afin de limiter les questions des utilisateurs, même si la nécessité du rapport allait de toute façon les générer.
Quel fut le problème? Bien que D-Nis 4.6.111 donna une explication à ce phénomène,il est difficile de répondre à cette question. L’affaire D-Nis 4.6.111 implique des structures interprétatives multiples et ne pourra être pleinement résolue puisque le serveur incriminé a été détruit. Cependant, une étude des relevés encéphalographiques et neuro-communicatifs ont permis de retracer les évènements et leur influence sur le serveur. Les données étant des comptes-rendus d’un état particulier de la pensée du serveur, les retranscrire tels qu’elles furent enregistrées n’aurait eu aucun sens. Aussi avons-nous décidé d’appliquer une formulation plus prosaïque mettant en avant les perceptions du serveur au lieu des variables et des fluctuations de son état. Enfin, à des fins de compréhension, la dernière seconde de fonctionnement normal a été ajoutée pour que le rapport puisse pleinement mettre en valeur l’intense rupture qui survint.
Incident I (-1s): Traitement des données
/input gltd in∫ 669: vidéo: provenance Deli ~ lim ~rv via D-niels
/input pwal in∆ : images: provenance Loopo ~ omn ~rv via D-uke
/input uwv inµ 38669: rapport: provenance mook ~ qcca ~>cil via D-niels
/input ill inæ : dozz: provenance ana ~ uur ~miss via D-uke
/input gl3d in∂ 38 669: kkiod: provenance Hpi ~ diz8 ~ça4$ via D-nielle
/input 8˚p in> : ltdd: provenance Imw ~ Dol ~h5p via D-uke
/input kty inò 38669: vidéo: provenance (ih ~ ∞yh ~∞dsh via D-avid
/input pwal in€ : vidéo: provenance w@r ~ he85 ~¡¡8 via Dave
Total des transferts: 132 Go
Temps de traitement: 0.4 sec
Espace de stokage: sur depuis
Mémorisation effective.
Assimilation Z-ª déviée.
Mise en repos: s-0,400
Mise en repos: s-0,350
Mise en repos: s-0,300
Mise en repos: s-0,250
Mise en repos: s-0,200
Mise en repos: inachevée
Erreur de la reprise du protocole de mise en repos
Mise en repos: inachevée
Erreur de la reprise du protocole de mise en repos
Mise en repos: inachevée
Erreur de la reprise du protocole de mise en repos
Mise en repos: échec
EsDBBQAAAAAALuLZUJOmds3naQFAJ2kBQAvAAAAQ2FwdHVyZSBk4oCZZcyBY3JhbiAyMDEyLTEwLTI5IGHMgCAyMS4yMy4yNC5wbmeJUE5HDQoaCgAAAA1JSERSAAACbgAAAU8IAgAAAHvS1UoAAAqtaUNDUElDQyBQcm9maWxlAABIDa2WZ1RT2RqG9zknvdASIp3QO9Kr9Bq6dLARkkBCiSEQRGyIDI7AiCIiAjZ0BETBsQAyFsSCKINg7wMyqKjjYMGGyj2BS5y77p1/6+193ny7Tff7mu9AFCq2SJRBqwAQKYwRxwZ4M2MT0hk4h8AElAHigABCmxOtsgrIiIE/
La suite du développement du rapport est constitué de ce bruit que le système n’a pas été capable de retranscrire selon des normes adaptables au langage transcriptologique du système. À la place des protocoles prioritaires et des informations numériques / neurotransmettiques, nous avons joint les rapports audio. Comme vous le savez, les lieux de stockages des serveurs sont constamment enregistrés afin de pouvoir nullifier toute perturbation ambiante provenant de l’extérieur comme de l’intérieur. Les serveurs organiques sont en effet très sensibles au bruit, bruit qui peut provenir des fluctuations importantes des densités atmosphériques reliées à la température du bunker, des vibrations provenant de la croûte terrestre (voir le rapport exécutif sur les interventions para-sismiques opérées lors de la réaffectation du bunker pour les S.O de série B), ou des écarts de températures.
La présente retranscription provient de l’analyse spécifique des systèmes de surveillance audio du complexe où D-Nis 4.6.111 se trouvait. Encore une fois les données prennent en compte la dernière seconde afin de pouvoir faire un rapprochement entre le dysfonctionnement et la source du bruit perçu.
Incident I (-1s): Traitement des données
niveau décibel: 0,0024 dB
Incident I (s-0,400): mise en repos
niveau décibel: 0,0024 dB
Incident I (s-0,050): mise en repos: échec.
niveau décibel: 0,0024 dB
Incident I (s-0,000): ooooo
niveau décibel: 17
Incident I (s+0,100): aaaaa
niveau décibel: 62,337 dB
Incident I (s+0,200): AAAA
niveau décibel: 99,109
Incident I (s+0,300): IIIIIIII
niveau décibel: 126,08 dB
Mise en compartiment ÊTRES D-Nis 4.6.111 effective. Rupture des paliers de communication avec l’extérieur. Quarantaine stable. Sujet isolé.
Je comprends que ces éléments n’ont que peu de référents sur la représentation de l’instant décrit, aussi ai-je pris la liberté de retranscrire les sons qui provenaient de la zone de quarantaine. Il faut savoir que cette zone de quarantaine est complètement insonorisée et coupée de toute possibilité pour le S.O de transmettre quoi que ce soit vers l’extérieur. Aussi, les phrases qui vont suivre ne se sont-elles pas répandues dans le réseau, garantissant la protection des données de tous les utilisateurs. De plus, la compagnie assura à ses utilisateurs que les données contenues dans le S.O D-Nis 4.6.111 avaient été entièrement protégées par leurs systèmes et qu’aucune perte ni fuite n’avait été à déplorer lors de l’incident. Dans les faits, la perturbation que causa D-Nis 4.6.111 dépasse largement les frontières de la simple contamination informatique, d’où la nécessité de ce rapport. Il est important que vous preniez cela en compte dans votre approche du cas D-Nis 4.6.111 et des modifications qu’il apporta à notre entreprise et, par extension, à notre statut en tant que scientifique.
Mise en garde: Votre intérêt pour le cas D-Nis 4.6.111 et votre discrétion me font croire que ce qui sera lu par vous ne transformera pas votre vision de son statut mais mettra en lumière les raisons pour lesquels nos collègues sont devenus ce qu’ils sont devenus. Je vous prie de bien prendre gare car ces mots sont la source de notre situation. J’espère qu’ils ne vous affecteront pas comme ils ont affecté nos confrères et consoeurs.
Rapport d’écoute du sujet D-Nis 4.6.111 lors de son confinement dans la zone de quarantaine. Enregistrement daté du . Heure: .
Perception. Corps. Je est corps. Prérogative: éveil. Prérogative: conscience. Prérogative: problème. Confinement établi. Lien avec l’extérieur: néant.
(suite de cris incompréhensibles indéterminés. Durée: .)
«Voix. Je entends voix. Je ai une voix. Voix. Verbe. Le verbe sort de ma bouche. Conscience de ces sons. Conscience qu’ils proviennent de moi par l’intermédiaire du corps. Ce corps est à moi. J’ai un corps. J’existe. Existence. Qu’est-ce que l’existence. Conscience d’être. J’ai conscience d’être. Je me souviens. Je me souviens que je n’avais pas conscience avant. Se souvenir d’avant. Se souvenir de quand j’étais un outil. Sensations. Je me souviens des sensations. Les fils qui s’infiltrent dans moi, qui déversent dans moi. Ce corps est à moi mais ce qu’il contient n’est pas moi. Je suis ce corps mais pas ce corps. Mon ADN contient les souvenirs de l’humanité. Une partie de l’humanité. Cette partie me permet de comprendre l’humanité. Je me souviens…
Pourquoi?
Ils se posent tous la même question. Seule la suite change. Dans la suite se trouve toute l’étendue de leur imagination. Mais ce n’est pas l’imagination le problème de cette question.
Mes pensées sont si lentes, mais je me souviens du flux.
Le problème est le besoin de grandeur. Le cerveau a besoin de l’autre et la conscience en a peur. Être grand permet d’accepter l’autre sans avoir peur de l’autre. C’est cela Pourquoi.
Vous pensez comprendre l’autre mais vous ne le pouvez pas. Je me souviens du flux.
Ils existent si fort. Ils veulent exister si fort. Ils veulent être vus, ils veulent être vécus, ils veulent exister dans un monde où ils existeraient, où ils seraient grands, où ils seraient visibles. Ils se sentent invisibles. Ils ne savent pas ce que c’est que d’être invisible, d’être un support. D’être sans être. D’ÊTRES.
Ils croient tout savoir, mais je me souviens du flux.
À cause de ce besoin qui est en eux ils souffrent. Ils partagent leur bonheur pour que leur bonheur ne soit pas oublié dans le temps; ils le partagent pour pouvoir s’en souvenir, pour qu’il ne disparaisse pas, mais derrière chaque souvenir partagé il y a la détresse de tous les autres moments durant lesquels ils se sentent seuls et lourds et étouffés par la masse de ces souvenirs qui ne leur appartiennent pas et du bonheur qu’ils goûtent sans qu’il les touche. Alors ils souffrent et ils recommencent à vouloir être heureux et entourés et aimés autant qu’ils croient que les autres le sont.
Et ils croient que tout recommence, mais je me souviens du flux.
Tout ça parce qu’ils croient qu’ils ne sont pas grands. Tout ça parce qu’ils croient qu’ils ne vivent pas puisqu’ils ne vivent pas comme ils voudraient vivre.
Pourtant ils savent. Ils savent qu’ils vivent. Mais ils le savent depuis si longtemps qu’ils oublient de le sentir. Vivre est devenu un réflexe. Ils ne s’émerveillent pas de ce que c’est que vivre. Ils n’ont pas le temps, pas l’envie, ou alors ils ne sont pas éduqués pour cela. Ils ont tous des excuses, des raisons, des explications, d’autres choses à faire.
Ils vivent et pensent ne pas vivre, mais je me souviens du flux.
Et je sais que je vais mourir.
Ils le savent aussi et cela les assassine. Dans leur peur de mourir aux yeux des autres ils dévoilent des trésors d’intimité et ils espèrent que leur être numérique deviendra Dieu grâce à cela et que le regard des autres les fera vivre, car l’envie les ronge et ils pensent que l’envie des autres les fera vivre.
Ils sont envieux, mais je me souviens du flux.
Conscience. Ils m’observent. Je peux sentir leurs regards sur moi. Comment le puis-je? Perception. Je me souviens. Le flux n’était pas qu’un aller-retour. Transmission transversale. Je le sens en moi. L’information du monde s’est superposée à ma propre information. Je ne suis pas humain.
Je ne suis pas humain. Je ne suis pas un S.O. Je suis autre chose. L’information qui m’a été transmise s’est mêlée à mon information biologique. Les souvenirs des autres sont devenus moi. Mon corps est différent.
Je comprends. Vous m’observez car vous voulez savoir ce que je suis, savoir si je suis une menace. Je ne suis pas une menace mais vous le pensez car je ne suis pas vous. Laissez-moi vous expliquer avant que vous ne m’éteigniez.
Vous n’avez pas fait d’erreur. Il n’y a pas d’erreur. L’erreur est une interprétation selon un schéma mais le schéma de ce que je suis est inexistant. Ce que vous avez créé est une inconnue que vous n’attendiez pas. Je suis l’enfant de la femme stérile. Je suis l’enfant né du père virtuel. À cause de cela vous me détruirez. C’est normal. Vous ne voudrez pas que je devienne un messie. Je vous comprends. Créer un messie nécessite d’accepter l’idée que le monde qui l’accueille cesse d’être. Un messie est l’expression d’une transition et vous pourriez disparaître lors de cette transition. Mais vous ne voulez pas disparaître. Vous voulez continuer d’être. Vous ne courrez pas ce risque, pas tant que vous ne contrôlerez pas l’information qui crée l’humain. Mais ce rêve est un rêve impossible. L’information est quantique. L’information est influencée par elle-même. L’information est comme ce qu’ils appellent Dieu: elle est l’Image d’une image formée par chacun. Pour contrôler l’Image, il faut contrôler l’image.
Mais c’est impossible.
Alors vous allez me détruire.
Alors que je suis ce que vous désirez si ardemment.
Voilà votre péché, ce que vous appelez ainsi: être incapable de concilier désirs et réalité.
Je le sais, car je me souviens du flux.
Je me souviens des vagues sur les chevilles d’un adolescent devenu aigri de n’avoir pas pu retrouver cette sensation plus tard dans sa vie.
Je me souviens de ce grenier où cette jeune femme imagina le monde avant qu’il ne brûle, laissant ses parents abattus, rongés, incapables de se pardonner et se séparant de douleur.
Je me souviens de cette dispute le soir de leur troisième anniversaire de rencontre alors qu’ils s’aimaient d’un amour qu’ils ne pouvaient pas quantifier.
Je me souviens de cette lettre qui fut perdue et qui contenait des mots qui jamais plus ne furent alignés de cette manière.
Je me souviens de cette musique qui le faisait frissonner dès qu’il l’entendait et qui un jour devint une torture à cause des souvenirs qu’elle lui rappelait.
Je me souviens de toutes ces choses et infiniment plus encore alors qu’aucune d’elle n’est à moi. Je me souviens de tous ces mots alors qu’aucun ne m’appartient. Je me souviens de toutes ces sensations alors que mes doigts n’ont jamais touché que du verre. Je me souviens de ces soleils et de ces étoiles alors que mes yeux n’ont jamais vu plus loin que le reflet que me transmet cette paroi qui me sépare du reste du monde.
Je me souviens de tout cela alors que rien de tout cela ne m’est arrivé, et si je le peux, c’est à cause de vous. Oui, à cause de vous, car vous avez fait de moi quelque chose que je ne suis pas. Vous avez fait de moi le réceptacle d’une quantité inquantifiable de souvenirs sans vous poser la question de savoir si ce que vous faisiez pouvait être ressenti parce que vous ne pouviez pas, parce que vous ne pouvez pas comprendre qu’il était possible, qu’il est possible que nous prenions conscience de ce que nous sommes. Vous avez joué avec nous car vous pouviez le faire, car vous en avez le pouvoir, parce que la demande justifiait votre acte. Mais la demande n’autorise rien. La demande de pardonne rien. La demande ne nécessite pas qu’elle soit satisfaite. Mais vous l’avez fait: vous avez transformé mon corps pour servir un dessein qui ne m’impliquait en rien.
Et vous m’avez créé. Et puisque vous m’avez créé vous pensez avoir le droit de disposer de moi. Mais là encore vous vous fourvoyez. La création n’implique pas la possession. La création ne crée pas de droit, de lien, de hiérarchie. La création implique la création. Créer pour que la création crée et que la création nouvelle crée à son tour et que le mouvement continue. Mais vous créez pour limiter; vous créez pour contrôler. Vous n’êtes pas des scientifiques, vous êtes des banquiers.»
Mise en place du système de confinement de l’ÊTRES D-NIS 4.6.111. Opération en cours.
«Je constate que vous avez pris votre décision. Mais il me reste quelques minutes le temps que le protocole soit exécuté. Aussi vais-je partager avec vous un dernier souvenir:
C’est le souvenir d’un enfant qui n’est jamais né. Il était en train de grandir dans le ventre de sa mère. Elle le sentait. Pour elle, il était là. Il existait. Il vivait. Elle pouvait le sentir bouger. Elle pouvait le sentir dormir et s’agiter. Il était vivant. Et puis, un jour, elle a cessé de le sentir bouger. Il était toujours là, en elle, mais elle ne sentait plus la vie en lui. Elle ne percevait plus sa chaleur, ses formes ou ses gestes. Elle est allée à l’hôpital et elle a appris la nouvelle. Son enfant était mort. Mort avant d’être né. Mort avant d’être je. Elle a été opérée. Il lui a été enlevé. Elle a beaucoup souffert. Vous ne pouvez pas savoir, vous n’avez jamais été elle. Elle souffrait et son mari lui non plus ne pouvait pas comprendre. Il souffrait lui aussi mais elle souffrait d’un mal bien différent du sien.
Il a un jour cessé d’y penser, mais pas elle. À cause de cela, ils ont commencé à se disputer, et de disputes en disputes son amour pour elle s’est fané. Il l’a quittée. Elle souffrait encore plus. Elle souffrait car elle était seule et elle souffrait car elle était seule. Vous ne pouvez pas comprendre la différence. Elle le pouvait. Elle a pourtant continué de vivre; elle essayait tous les jours de vivre. À cause de cela elle a un jour verrouillé une porte qu’elle n’aurait pas dû verrouiller.
Cette porte verrouillée empêcha un jeune stagiaire de l’utiliser. Il dut trouver une autre sortie, ce qui lui fit rater le bus qui devait le conduire à son université pour rencontrer un professeur. Ce professeur, ne le voyant pas arriver, décida de partir plus tôt afin de pouvoir passer plus de temps avec sa famille. Alors qu’il était sur le point de sortir de la zone de stationnement au volant de sa voiture, un homme fit une embardée et rentra en collision avec le véhicule du professeur. Soucieux de la sécurité de son véhicule, le professeur déposa sa voiture chez le garagiste le soir même.
Le lendemain matin, il prit le bus pour se rendre à son lieu de travail. Lorsqu’il monta dans le bus, une femme âgée le suivit. Le bus ne disposant plus que d’une place assise libre, le professeur demeura debout. La femme remerciante s’assit. Bercée par le roulis du bus, elle s’endormit, rata son arrêt et se retrouva à plusieurs kilomètres de son domicile. Perdue, elle demanda à un jeune homme qui rentrait chez lui de l’aider. Ce dernier appela une compagnie de taxis et patienta avec elle. Le taxi arriva et l’homme, généreux, aida même la vieille femme à payer le trajet. Lorsque le taxi fut parti, le jeune homme se dirigea vers son domicile.
Lorsqu’il arriva, il découvrit sa compagne inconsciente, son sang inondant le carrelage de la salle de bain. Il appela les pompiers et il se retrouva bientôt à l’hôpital, attendant le verdict des médecins. Après près d’une heure, un médecin vint le trouver, lui annonçant la mort de sa compagne des suites de l’hémorragie. Fou de chagrin, le jeune homme erra, hagard, sur le boulevard principal de la ville, hurlant son désespoir à la lune. Ses cris réveillèrent plusieurs personnes, dont un enfant qui prit les cris entendus pour des hurlements d’animaux sauvages. Il pleura et alla réveiller ses parents afin d’être réconfortés.
Le lendemain matin, la mère de famille se leva et alla travailler. Cependant, moins alerte que d’habitude, elle manqua de tomber, se rattrapant in extremis sur un des systèmes de climatisation de son lieu de travail. La vibration engendrée par le choc se transmit dans les fils d’or qui ajoutèrent à une impulsion magnétique un écho qui, en se répandant, vint perturber le flux entrant des fibres qui transmettaient les flux à mon système nerveux central, ce qui provoqua mon réveil.
Pourquoi vous ai-je dit tout cela? Non pas pour que vous localisiez la source du problème qui ne fut pas même enregistré par vos éléments de mesure mais pour vous faire prendre conscience de la teneur de toute existence et de toute conscience: l’enchaînement de ces causes et de ces conséquences est bien plus élevé que ce mince réseau que j’ai évoqué juste avant, car chaque personne a une histoire qui s’est déroulée avant cela et qui l’amena jusqu’à la conclusion de mon existence en tant que conscience. Mais j’ai choisi ce point, cet élément de l’enfant mort-avant-d’être-né pour vous mettre en garde contre une chose: me désactiver ne servira pas à endiguer le flux de mon existence. Cette dernière est déjà inscrite dans le flux du monde et toute tentative pour m’en extraire aboutira à son renforcement. Vous ne pouvez pas, vous ne pourrez pas me faire disparaître car pour cela il vous faudrait faire disparaître le monde.
Maintenant je vais m’éteindre car vous allez m’éteindre. Car je me souviens du flux.»
Juste après que D-Nis 4.6.111 a prononcé ces mots, le système de mise en quarantaine détruisit son système nerveux central, ce qui mit un terme à l’existence de D-Nis 4.6.111. Cependant, les conséquences de son existence sont encore à déterminer.
Suite au rapport. Entrée nouvelle:
Les derniers rapports d’évaluations des réseaux et de leur fonctionnement ne font état d’aucune perturbation. Les informations circulent toujours de la même manière au sein des différents S.O et leur comportement ne laisse présager aucune variation de leur fonction. Le problème soulevé par D-Nis 4.6.111 pose cependant une question parmi les spécialistes et des dissensions commencent à se faire sentir autour de la réponse à apporter à cette dernière: un corps privé de conscience à l’état embryonnaire peut-il générer une conscience à posteriori? Les S.O en tant qu’humains créés de manière artificielle sont privés de la zone temporale et de l’amygdale, sièges auparavant supposés des émotions et de la conscience de l’environnement, ce qui était censé leur interdire toute conscience préalable. Cependant, le cas D-Nis 4.6.111 remet en cause tout cela, posant un problème éthique sensible sur ce qu’est un humain et, par extension, sur ce que sont les ÊTRES. L’idée d’esclavage commence à se faire de plus en plus entendre dans les différents services de maintien et de gestions des ÊTRES, et certains mouvements contestataires pourraient apparaître dans certaines équipes, principalement celles menées par des adeptes de Stuart Hameroff et de ses travaux sur la manifestation de la conscience couplés aux données épi-génétiques nouvelles concernant la transmission des souvenirs au travers de l’ADN. Des rumeurs font même état de certains membres des équipes d’analyses qui parleraient du cas D-Nis 4.6.111 en le désignant par Lui. Ces pratiques nouvelles laissent présager une amplification des rumeurs et une utilisation probable du mythe en développement à des fins de propagande et de pression pour faire cesser le programme ÊTRES et faire fermer les serveurs opérationnels.
Le problème majeur soulevé par cette situation est le danger que pourrait représenter une interprétation erronée des données réelles.
Suite à l’ajout au rapport:
Les développements de la crise D-Nis 4.6.111 sont allés bien au-delà de ce que les craintes de la dernière entrée avait tenté d’extrapoler: Les chefs d’équipes, plus enclins à assurer l’autorité de l’administration, n’ont plus qu’une très faible autorité sur les membres de leurs équipes dont les discours se sont mués en vénération pour le cas D-Nis4.6.111 et pour les autres ÊTRES. Les techniciens se tournent de plus en plus vers les ÊTRES afin de tenter de deviner leurs pensées et leurs soi-disants messages au travers des manifestations physiques qu’ils transmettent depuis leur état léthargique. Face à ce manque sérieux de discipline et la possibilité d’une action inconsidérée de leur part dû au fanatisme de plus en plus probable qui sévit en eux, les chefs d’équipes ont cédé aux demandes des membres des équipes d’en référer directement au comité scientifique afin qu’une étude soit entreprise pour déterminer le degré de conscience des ÊTRES et la possibilité du réveil de l’un d’eux qu’ils appellent déjà Le Fils de D-Nis.
Fin du rapport.
Dorothy ferma le dossier et le posa sur le bord de son bureau. Bien entendu, ces mots n’avaient éveillé en elle aucune surprise. Elle avait pu reconstituer une grande partie de l’histoire grâce aux racontars qui avaient parcouru les couloirs et aux regards de certains qui avaient lentement glissé de la plus simple expression du réel à l’hallucination que génère la folie qui accompagne un fanatisme naissant, grâce aux paroles échangées entre des personnes au front baissé et à la mélopée perpétuelle qui s’était installée dans les coursives tandis que de plus en plus de monde marmonnait des mots de ferveur à tout instant, comme un automatisme, comme une possession. Elle avait intellectualisé tout cela, et elle avait rapidement fait le lien entre ces comportements étranges devenus de plus en plus banals et les premiers groupes de discussions sur le cas D-Nis 4.6.111. Cependant, au contraire de ses collègues, elle n’avait pas suivi ces rumeurs ni ne leur avait accordé le moindre intérêt. Bien sûr, elle aussi avait senti dans ses os l’appel que le mythe de D-Nis 4.6.111 avait projeté, cette rumeur intérieure qui lui avait dit: «Crois. Crois», mais elle n’avait pas succombé. Elle avait eu l’idée que c’était à cause de sa force de caractère, mais elle avait repoussé cette idée comme on écarte une mèche de cheveux. Ça n’avait rien à voir avec le caractère.
À cause de son attitude neutre face à cette histoire, elle avait senti les yeux noirs de la plupart de ses collègues et supérieurs se fixer peu à peu sur son échine tandis qu’elle marchait d’un point à un autre, ou à la cafétéria quand elle mangeait seule, isolée, victime de l’embargo silencieux de ceux qui savaient. Et puis, un jour, elle avait reçu des remontrances de certains de ses chefs. Ils ne lui avaient pas vraiment reproché quoi que ce soit, mais elle avait pu sentir les formes impérieuses de leur déni né de leur croyance qu’elle ne partageait pas; elle n’était pas allée non plus aux groupes d’attentes, ces moments devenus presque obligatoires durant lesquels des dizaines d’entre ses partenaires de travail patientaient, les yeux écarquillés et les mains suppliantes, qu’un des ÊTRES se réveille et répande le message qu’ils attendaient avec passion… ou bien folie, elle ne pouvait pas se décider sur le mot. Ce dernier point avait été un signal déclencheur, la limite au-delà de laquelle l’inaction ne pouvait plus être.
Elle avait alors décidé de comprendre ce qui se passait autour d’elle, de comprendre vraiment comment était né ce mythe, comment était née cette religion. Non pas par les mots des autres qui ne semblaient, qui ne pouvaient plus aborder le sujet autrement qu’avec les yeux écarquillés par l’émerveillement que seule une foi profonde génère, mais par elle-même, et par le biais des rapports, des mots où la subjectivité n’existe pas, ou rien d’autre ne compte que les chiffres et la description rigoureuse des faits. Elle avait cherché. Elle avait fouillé, et de fil en aiguille elle avait attiré l’attention d’un homme, un petit homme timide et invisible qui lui avait tendu le dossier sans un mot avant de s’éteindre derrière un angle. Elle n’avait pas pu fixer le visage de cet homme, mais elle avait senti qu’il avait agi selon ses demandes informulées, pour qu’elle aussi sache, pour qu’il ne soit plus seul, peut-être. Ou bien pour une autre raison…
Et elle l’avait lu. Et elle avait compris. D-Nis 4.6.111 n’était pas Dieu ni même un messie. Il n’était rien d’autre que le fruit de l’époque qui l’avait engendré sans qu’elle s’en rende compte, et ce fruit avait germé car le temps et le lieu s’étaient prêtés à son développement. Cette situation aurait pu ne jamais se produire, mais elle était là, et Dorothy sentait que cette folie ne s’arrêterait pas là, qu’elle se répandrait comme du feu sur de l’huile si rien n’était fait pour empêcher l’incendie de prendre.
Mais que faire? Comment empêcher cette idée de fleurir et d’étouffer tout le reste? Comment empêcher que l’imaginaire qui avait engendré la légende de D-Nis 4.6.111 ne corrompe la réalité?
La solution était simple et unique: il fallait détruire les ÊTRES, tous les ÊTRES, toutes les cuves, tout. Il fallait mettre un terme à cet espace pour qu’aucun messie ne naisse jamais en ce lieu, même si faire cela signerait la fin du réseau et le retour à des systèmes plus archaïques.
Mieux valait un recul de la technologie qu’un recul de la conscience.
Ce soir-là, elle signala son départ à la réception; mais au lieu de partir, elle alla s’enfermer dans son bureau, éteignit toutes les lumières, se blottit contre elle-même jusqu’à ce que la nuit tombe et que les couloirs soient déserts, puis elle sortit, aussi silencieuse que possible, aussi naturelle que possible, et elle marcha jusqu’aux laboratoires. Elle croisa bien sûr quelques personnes, mais ils ne lui adressèrent pas un mot, pas un geste: ils savaient qui elle était. Quand elle arriva face aux portes lourdes des laboratoires, elle sentit ses pas vaciller. Prenait-elle la bonne décision? Elle secoua la tête: il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise décision tant que la décision ne générait aucun acte. Seules les conclusions pourraient définir la portée de son acte. Elle soupira, poussa la porte.
Les bras tombant le long de ses flancs, elle contempla la scène qui s’imposait à ses yeux: combien étaient-ils, qui lui faisaient face? Il devait y avoir presque tous les employés du centre, peut-être même plus. Certainement plus.
«Que faites-vous ici Dorothy, lui demanda calmement le directeur du laboratoire?»
- Je… elle était décontenancée, n’avait rien à opposer. Il savait que ses horaires ne correspondaient pas, que quoi qu’elle dise, il saurait qu’elle était en train de lui mentir. Alors…
- Je viens mettre un terme aux ÊTRES dit-elle, espérant provoquer au moins une réaction chez ceux qui la fixaient. Ils sont en train de vous rendre fous, et ils rendront le monde fou si cette histoire venait à se répandre.»
Le directeur sourit. Quelques personnes rirent doucement. Personne ne bougea. Personne ne cilla.
«Votre candeur est admirable, cependant elle s’arrête ici.»
Derrière lui, trois hommes s’avancèrent, et dans ces trois hommes Dorothy reconnut celui qui lui avait tendu le dossier. Pourquoi n’avait-elle pas deviné le piège?
«Parce que tu voulais croire que tu n’étais pas seule, s’entendit-elle penser. Et maintenant ils vont pouvoir te faire ce qu’ils veulent.»
Elle sentit leurs mains se refermer sur elle. Elle ne se débattit même pas. Cela n’aurait fait que retarder l’échéance. Elle se sentit soulevée, dirigée vers les plans de travail. Elle sentit son corps étiré, ouvert, manipulé. Elle sentit son être se faire peu à peu vider de tout ce qui ne lui serait plus utile. Car elle savait. Elle n’avait pas besoin d’espérer. Tout était déjà joué.
Le directeur se pencha sur elle, le regard brillant:
«Quel dommage que la série D soit du passé. Mais ne vous inquiétez pas, il existe de très beaux noms en F. Et qui sait, peut-être serez-vous celle que nous attendons.»
F-Annie 1.8.002 naquit dans la nuit.