
Le réveil venait de sonner… Il était tôt. Très tôt. Beaucoup trop tôt pour aller se coucher. Il ne lui restait plus qu'à attendre. Attendre que la journée se passe, que la lumière se transforme en ombre, que les étoiles retrouvent la suprématie des cieux, et alors elle pourrait dormir. Mais pas avant. Pas avant.
Elle remua le bassin pour que le fauteuil cesse de lui écraser les muscles de ses cuisses. Les mains sur les accoudoirs. Les doigts posés, au repos, qui lui faisaient mal, tremblaient. Le reste de ses efforts de cette nuit se faisaient sentir. Ses yeux la brûlaient également. En fait tout son corps semblait meurtri, poussé jusqu'à la limite de ses réserves. Il lui en restait un peu, juste ce qu'il fallait pour se rendre compte que le sommeil, pesant, s'insinuait en elle.
Elle se leva, s'étira. Les nœuds de son dos appuyèrent sur sa peau. Sa mâchoire lui faisait mal. Oui… cette nuit avait été longue.
"Jette-ça !"
Elle secoua la tête. Les souvenirs se mélangeaient aux rêves. Personne n'avait parlé. Elle était la seule éveillée. Par la fenêtre, elle vit le fils de la voisine, petit impertinent qui la narguait toujours du haut de ses un mètre soixante-dix huit. Il la dévisageait, le sourire en coin, comme s'il avait un quelconque pouvoir sur elle. Il était fort, cela se voyait à la manière dont il manœuvrait l'animal imposant qui leur servait de chien. Peut-être pensait-il oser faire quelque chose, l'aborder avec la même désinvolture que son regard laissait perler, mais il ne le ferait pas. S'il le faisait, il le regretterait.
Encore une pensée futile… Jamais il ne le ferait. Elle voyait comment il se comportait quand il se croyait seul, derrière le rideau trop fin de sa chambre. Il était aussi effrayé que pouvait l'être un adolescent sans repère dans une famille trop alerte sur sa condition de vie pour lui permettre de faire le moindre écart. Peut-être était-ce pour cela qu'il pouvait être dangereux après tout… Le désespoir, l'impression ravageuse de croire que, quoi qu'il soit fait, rien ne pourrait être pire. Non, il ne ferait rien. Si elle le pensait suffisamment fort, peut-être que jamais rien n'arriverait.
Elle poussa un râle. C'était quoi ces pensées stupides ? L'esprit qui peut contrôler la matière au-dehors; l'esprit qui peut empêcher la pluie de tomber, le sol de trembler, le sang de cesser de couler d'une plaie fraîche… Pensées de mystiques, pensées de personnes qui ne veulent pas comprendre le présent, le réel, le lien qui existe entre chaque élément de la matière et qui détermine la chaîne des causes et des conséquences dans ce monde, ce monde tellement prévisible, tellement logique, tellement physique ! La voiture qui était lancée à toute allure dans la rue et l'humain qui traversait ne pouvaient que se percuter, qu'importe la volonté de l'un et l'autre de suspendre le temps, de revenir en arrière, de vouloir continuer de vivre. Tout n'est que logique. Les plantes et le soleil qui créent l'atmosphère grâce à l'eau et au carbone et à tous les autres éléments trop nombreux pour être rappelés, l'échange d'énergie pour former de nouvelles cellules, le développement, la décrépitude, la mort, l'enrichissement du sol par les morts, les végétaux qui croissent sur les morts, oui, les végétaux sont les seules véritables croix des morts, les seuls véritables symboles de la réalité de l'existence : les feuilles qui tombent enrichissent le sol et le sol enrichit l'arbre. C'est le seul, le vrai cycle. Les morts nourrissent les vivants. Nous sommes tous des cannibales, sans le savoir, sans le voir, sans l'admettre.
Le coin du tapis encore retourné faillit la faire tomber. Elle poussa un juron, frappa du pied contre le tissu épais qui retrouva la surface plane du sol. Mais même le sol n'était pas complètement plan. La Terre est une surface convexe à l'inclinaison de 0,003 degré. Il n'est pas plat. Est-ce que le sol autour d'elle l'est ? Comment le savoir, comment être sûr ? Comment être certain que le sol lui-même ne ment pas ?! Elle demeura ainsi, le regard posé sur le sol, extatique, perdue, quelque part, jusqu'à ce qu'un bruit l'attire, la ramène au-dehors d'elle.
Qu'est-ce que c'était ? Était-ce un mot, un son humain, venant du dehors ou bien d'elle, quelque chose qu'elle avait murmuré sans le vouloir, un peu comme ces phases hypnagogiques où le sommeil se mêle à la perception consciente de son état. Avait-elle inventé ce bruit, cette pensée, cette nuit qui venait de s'écouler ? Elle se passa la main gauche sur le visage, sentit les courbes de son nez et de sa bouche, la peau sèche de ses lèvres qui crissait. Soif. Boire. Elle se dirigea dans la cuisine. La lumière y était aveuglante. Ses paupières se refermèrent pour absorber l'excédent de formes et de couleurs. Trop. C'était douloureux. Elle se pencha en-dessous du robinet, but de courtes et voraces gorgées d'une eau au goût d'aluminium. C'était âpre. C'était presque vomitif. Mais elle avait soif.
Émissions à la télé. Pourquoi pensait-elle à cela maintenant ? À quoi pensait-elle juste avant. C'était en rapport avec l'eau… Oui, vomitif. Comme les émissions télévisuelles : regarder parce qu'on ne veut pas chercher, améliorer, penser. Regarder et se sentir avaler, prisonnier d'un autre corps qui remplace celui que l'on a, et qu'on oublie. Oublier. Oublier. Oublier la journée, la nuit, les paroles, les faits, les images, les impressions, les tensions. Les chasser pour croire que cela n'existe pas. Et puis s'endormir. S'endormir.
Ses pieds lui faisaient mal, mais elle ne les sentait pas. Seul le sommeil lui fracassait les pensées. Dormir. Dormir. Elle contempla le fauteuil où elle se trouvait il y a… avant, et elle se vit endormie. Elle souffla. Plusieurs fois. Réprima un bâillement. Pas encore. Ce soir. D'autres choses à faire. Manger.
De retour dans la cuisine. Toujours trop de lumière. Pas grave. Manger. Elle ouvrit le réfrigérateur. Du lait. Café ! Non, pas de café… trop d'excitants. Juste de l'énergie, ça suffirait. Du lait, du chocolat, un verre de jus de fruits. Bien respirer entre chaque bouchées. Elle avait de nouveau le regard dans le vide, mais elle regardait quelque chose. Ce qui s'était passé durant la nuit revenait vers elle. Elle se voyait debout, en train de parler. Elle parlait à celui qui était derrière elle. Elle ne se souvenait pas des mots mais les sensations étaient là, comme des lumières de toutes les couleurs qui projetaient leurs ondes d'un point à un autre sans intermédiaire, sans frottement, de purs éclats, des sentiments sans parasites. Pas de mots. Les mots rejettent toute forme de réalité. Les couleurs elles sont bien pour cela. C'est de l'énergie. L'énergie ça ne ment pas. Par contre, elle ne voyait que des mots venir vers elle. Pas d'énergie, pas de couleurs, juste des vibrations qui s'écrasent contre l'air, qui sonnent toujours différentes. C'est sale une conversation. On donne toujours et on ne reçoit que de la saleté qui s'incruste dans son esprit. Et après on doit transformer, malaxer, épurer pour que ça soit de l'énergie pour soi. Parler avec quelqu'un, c'est sale. Elle ne parlerait plus jamais avec personne !
On frappe à la porte, mais il n'y a personne de l'autre côté. Pas la bonne porte. Là, il y a quelqu'un. Plainte ? Pourquoi se plaindre du passé. Plaignez vous de votre futur, ça sera plus utile. Plaignez-vous de ce qui se produira si vous ne changez rien, et là je vous écouterai. Porte fermée. Bruit qui résonne. Mal à la tête. Cerveaux sales de ne pas avoir dormi. Oui… oui ! Oui je vais aller dormir. Mais plus tard se dit-elle. Contre le mur, une tache de lumière. Pourquoi une tache d'ailleurs ? La lumière n'est pas sale. C'est le mur qui l'est. Blanc crû… blanc sans ménagement. Blanc avec des tableaux, des affiches, des souvenirs figés. Des morts qui sont encore vivants. Les photos, c'est exposer la mort sous couvert d'un instant vivant. Mais c'est pas vivant, c'est même pas vrai. Tout le monde qui regarde vers un seul point, ça n'arrive que dans les films et sur les photos. On regarde toujours dans une direction qui n'est qu'à soi. Sauf quand une autre personne est devant. Là on regarde la même chose. On regarde l'espace qui est entre, et ça c'est bien. Ça c'est vivre avec quelqu'un, quand ce qui compte n'est pas de voir la même chose, mais des choses différentes et accepter qu'elles le soient, que chacun le soit. Là ça parle ! Là il y a quelque chose.
Des pas ? Elle se retourne. Juste un fantôme sans doute. Elle retourne s'asseoir dans le fauteuil. Bouge son bassin. Le corps tout entier s'affaisse. Lourd. Impossible de bouger. Bouger. Bouger un doigt et le reste du corps suivra. Voir quelque chose et aller vers lui. Là, quelque chose par terre. Qu'est-ce que c'est…? Le corps se lève. Bien. Se déplace. Se baisse. Un morceau d'ongle rongé. Ça y est. Tout revient. Tout est là, à disposition, comme une boîte qui vient de tomber sur le sol et qui répand son contenu. Aucun ordre, rien que les choses en vrac qui frappent le sol et font du bruit dans l'esprit. Et puis tout devient logique, clair, sans saveur, pur de toute impression de l'extérieur. C'était ça. Avant, il y avait quelque chose, mais maintenant le monde est clair. Il n'y a plus de raison d'hésiter, de croire, de rêver. C'est pour ça que le sommeil ne doit pas encore venir. Il ne faut pas rêver, pas encore, pas avant de trouver pourquoi il ne faut pas. Et puis après, elle pourra dormir. Elle joue avec ce morceau d'ongle, cette partie inerte de corps loin du corps. C'est ça la clé. C'est ça l'Objet. Il se rongeait l'ongle en parlant. Et il disait quelque chose. Mais ce ne sont pas les mots qu'il faut retrouver. Ce qu'il faut, c'est la couleur, l'énergie, le point qui claque et qui montre que ça change. C'était quoi ce mot, c'était quoi cette teinte, c'était quoi cette réalité !? Et puis là, oui ! Ça y est. C'est là, juste là, en volume, en vrai, avec des endroits où s'accrocher et où grimper, pour le dompter et l'accepter, et après ça avancer avec.
C'est la réalité, avec son père qui pleure parce qu'il va mourir.
La réalité, c'est ça.