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Atalante

 

Il y avait une rangée d’arbres. Leurs feuillages embrumaient les rayons du soleil pour en faire un halo lunaire. Il y avait du vent. Il pénétrait, comme un visiteur, entre les deux lignes brunes et vertes. Au début marchant, ne laissant pour seule trace qu’un bruit d’eau fuyante; puis trottant au rythme des feuilles qu’il écartait de son pas léger; puis courant, agitant les branches en tous sens, faisant tourbillonner la poussière du chemin de pierre jusqu’au dessus de la cime des gardiens végétaux, jusqu’à former une coupole suffocante. Au dessus de la nef, ce voile, comme vivant, semblait peuplé de multiples êtres fantastiques : Les visages avaient la couleur de la rouille et de la neige. Leurs lèvres formaient des mots que eux-seuls pouvaient entendre. Leurs cheveux scintillants rampaient contre leurs joues. Ils s’insinuaient autour des rameurs de bois, descendaient le long des troncs jusqu’à s’enfoncer au creux de la terre. Et leurs yeux, immobiles dans leur mouvement, immobiles lorsqu’ils suivaient la marche cadencée des passants, avaient ces éclats violents qui brillaient dans le regard des héros, quand les épées s’entrechoquaient, quand les sangs s’affrontaient.

 

Au pied de cette allée se tenait une femme au corps félin. Les traits d’ombres qui caressaient ses muscles jouaient à dessiner des courbes d’or. Les mains posées sur le sol se liaient aux pierres argentées. Ses doigts traçaient de fins sillons dans la chair minérale. Au soleil culminant, elle s’allongeait dans la fraicheur des racines, s’étirait avec férocité, et somnolait, toujours alerte, jusqu’aux premières lueurs suaves du soir.

Elle restait ainsi, gardant ce passage de sa beauté dévorante.

 

Elle patientait, attendait celui ou celle qui se présenterait à elle.

 

Elle demeurait immobile, superbe et libre.

 

Il y avait un jeune homme. Il n’était pas vraiment beau dans son adolescence bourgeonnante, mais il avait le dos droit, un maintient strict, et ses mains avaient les traces du travail formateur de la terre. Il avait aperçu la silhouette de chatte dans la douceur d’un soir, et il ne l’avait plus quittée.

 

Un matin, il s’était avancé vers elle. Elle s’était redressée d’un bond, avec dans les yeux un feu vivace. Il lui avait dit qu’il l’aimait. Pour toute réponse, elle lui énonça la règle de son cœur : Si, sut trois courses, il parvenait à la battre une fois, il la posséderait. Autrement, à la fin de la troisième course, il serait condamné à courir, jusqu’à ce que son cœur, épuisé, cesse de vivre.

 

Il releva le défi, sur de ses formes en explosion. Mais ses jambes étaient lourdes de ses chaussures de cuir, alors que les pieds de la femme étaient nus, laissant à découvert la peau délicate et la corne protectrice. Il courait, elle semblait voler. Ses pas paraissaient reposer sur des coussins d’air. Elle glissait entre les courants, tandis que lui les affrontait.

 

Elle gagna l’orée de l’allée sans avoir été inquiétée. Le jeune homme arriva, essoufflé, les genoux douloureux, le visage déchiré de sueur, bien après qu’elle se soit de nouveau assoupie. De fureur il rejeta ses pesantes bottes au loin et s’assit dans l’herbe fraiche. Il se sentait comme en apesanteur, comme suspendu entre deux courants d’une rivière naissante. Ses jambes se gorgeaient d’une force nouvelle et chassaient la fatigue au loin.

 

Elle se releva. Elle semblait avoir dormi, des jours durant : ses bras, ses genoux, son ventre étaient luisants de douceur; la poussière s’était écoulée tout autour d’elle, laissant son corps pur et brillant. Ses mouvements étaient précis, et ses yeux ronds, prédateurs, avaient ces éclats de bête à l’affût de sa proie. Le jeune homme frissonna.

 

Les arbres contemplaient le combat. Sur la ligne de sable léger, à nouveau le garçon relevait le défi. Une feuille se détacha d’une branche, se balança lestement dans le courant, descendant puis remontant au gré du vent.

Les coureurs s’élancèrent, dans le même mouvement, lorsque la plume organique frôla le sol.

 

Il lui semblait bondir à chaque pas. Ses pieds ne s’enfonçaient plus dans l’arène. De marais elle était devenue tapis, immense couloir moelleux aux plis féminins. Il pouvait presque toucher la femme devant lui.

 

Elle courait, mais, lui semblait-il, plus aussi vite. elle glissait, s’insinuait entre les dieux venteux, rapace en chasse pourfendant l’air jusqu’à sa proie, tandis que sa chemise, son pantalon, piégeaient les courants, tourbillonnaient tout autour de lui, entravaient ses mouvements.

 

Il s’écroula tout contre la pierre, à l’endroit même où il se tenait, fier enfant, quelques minutes auparavant. Il était anéanti, tremblant de peur face à la malédiction qui le frapperait s’il ne parvenait à vaincre. Le souffle court, il se laissa aller à l’abandon un instant. Son cœur retrouva le rythme des secondes, les cernes de ses yeux s’effacèrent, sa barbe naissante retrouvait sa couleur de prune.

 

Il se redressa. Il savait qu’il ne pouvait fuir, que ses paroles devaient trouver leur fin. Avec méthode, il retira chacune des langues de tissu qui emprisonnaient son corps. Lorsqu’il fut tout comme son adversaire, il se plaça à côté d’elle. De loin, seuls les contours des muscles les distinguaient l’un de l’autre. Ils étaient comme une ombre et son reflet, deux parties d’une même unité.

 

La femme détourna, un instant, ses yeux, vers son adversaire. Il se tenait droit, le corps offert au soleil galopant. Il y avait quelque chose de changé, uns insouciance qui avait tracé le chemin pour autre chose, chez ce jeune étalon. La peur l’avait quitté. Les prétendants fuyaient toujours. Lui restait. Le courage avait laissé s’effacer la peur, et ce fil ne semblait pouvoir être coupé. Ses épaules, ceintes de lumière, brillaient, comme si de l’huile s’était déversée du ciel sur elles. Son œil était fixe, et ses cheveux, noirs et bouclés, annonçaient le duvet qui clairsemait les joues. Un mouvement, et elle ramena sa vue sur l’allée, stade de cette lutte hippique.

 

L’homme et la femme s’élancèrent contre le champ de bataille. Les foulées se brisaient les unes contre les autres. Les épaules ne se quittaient pas. Ils étaient lion et lionne, galopant tous deux vers un unique territoire, vers une seule liberté.

 

Les arbres tremblaient. Les feuilles valsaient dans la danse du sable, les secondes étaient trop courtes pour voir l’assaut des deux corps, trop longues pour retenir leur souffle.

 

La course s’acheva. L’homme et la femme, exténués par cette lutte sans contact, étaient allongés sous l’ombre des arbres effeuillés. Sur leur corps les tâches solaires brûlaient leur peau desséchées. Leur ventre se soulevait, chaque fois plus indistinctement.

 

Aucun des deux ne parlait, ne sachant qui avait vaincu.

 

L’homme se leva. Dans ses yeux nulle douleur ne se voyait, juste une résignation.

 

"Fais de moi ce que tu veux."

 

Il tourna le dos, et sentit se glisser le long de ses reins deux bras délicats qui l’enserraient.

 

Il prit ses mains.

 

“Je suis libre. Je suis à toi” dit-elle.

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