
Arachnée
C’était une grande bâtisse, comme celles qui germaient sur le bord des rues, à la périphérie des villes, dans ces quartiers qui sortaient de terre, comme de gros, gras dévoreurs de soleil. Les pelles venaient exhumer ces démons souterrains de leur tombe vide : Elles creusaient comme des ouvriers de l’enfer dans la glèbe qui suppurait des tonnes de sable et de gravats. Elle vomissait ces litres de chair rocailleuse qui servaient de substrat à la fondation des cercles obscurs de l’industrie.
Chacune de ces demeures, à la fois humides comme la brume et brûlantes comme l’humeur des dieux, avaient craché ces immenses nuages pestiférés qui avaient envahi les cieux et coupé les hommes du regard des dieux. Elles avaient rejeté, dans chacun de leur souffle, les exhalaisons nauséabondes qui avaient tué le peuple des oiseaux : Les particules noirâtres s’étaient attachées sur chacune des plumes, s’étaient laissées avaler pour pourrir les tripes des fils du ciel, comme une gangrène domestiquée. Dans leur corps la pollution avait trouvé un moyen pour voyager jusqu’aux confins du monde, sur la cime des montagnes que les anciens avaient toujours vue blanche. Le front des colosses brillait de ce noir qui s’est trop bien accoutumé aux grands froids : les pics de pureté se sont transformés en pointes qui défient le ciel de tomber, le menaçant de leurs souillures fécondes. Les pluies si pures qui lavaient le sol en des torrents salvateurs, ces ruisseaux qui vagabondaient entre les collines, vrais berceaux de vie, corrompaient la nature qui avait vu le jour grâce à eux. Les forêts denses au vert si profond n’étaient plus que les contours de leur majesté passée, réduites à une sorte d'échafaudage qui ne menaçait que de s’effondrer, au premier battement d’un cœur proche.
Mais cela ne pouvait arriver. Autour des cercles de végétaux, l’existence était morte. Ces lieux, ces zones, étaient des parcelles où le temps aurait du cesser avant qu’il ne s’éteigne : Le vent ne rencontrait aucun effort dans ces mines arides à ciel ouvert ; pas une feuille, pas une herbe, pour prouver que la vie avait élu domicile entre ces pierres cisaillées par l’acide de l’air ; pas un bruit, entre les lignes de la terre craquelée par la sécheresse, noire par la pluie. La pluie n’était plus attendue, elle était crainte, autant que la foudre, plus que le feu : Elle était ce qui apporte la mort.
Les nuages s’aggloméraient au dessus des cheminées, couleur de rouille. Ils n’était pas en mouvement : ils se rassemblaient. L’œil de la tempête se dilatait et se rétractait, comme un cœur qui pulsait, qui cherchait à recracher les excédents de pu, comprimé par les veines d’humidité rance qui formaient une cage dans laquelle l’électricité se condensait, dessinait des formes chimériques qui dévoraient chaque molécule d’oxygène, vidant le monde de toute matière, emprisonnant le mouvement dans la toile invisible du ciel et de la terre liés par le vent et le feu, juste au dessus de la cheminée qui avait évacué, durant des décennies, ses relents de souffre et qui abritait, dans le silence de l’obscurité, une ombre indéfinie.
Accrochés aux murs de briques poreuses, de longs et puissants câbles entouraient les piliers de l’ancienne salle des machines, dévorées. L’acier et l’aluminium qui avaient autrefois construit d’immenses œuvres étaient devenues les reliques d’un passé dont personne ne pouvait se souvenir. Ces statues, ces... fresques, parties d’un tout qui avait cessé d’être, gardaient la pose de leur dernier renoncement, figées dans un mouvement que l’absence avait durant longtemps animé. Dans certaines de leurs gueules béantes se tenaient encore les restes de leur dernier repas : des plaques d’acier qui auraient du former la carcasse de quelque chose de plus grand, quelque chose aux contours chimériques, qui serait sorti du ventre de sa mère avec un but, une destinée, mais qui n’avait jamais vu le jour. Juste des parcelles, des reliques artificielles, sans aucune valeur.
Le vent, quand il parvenait à s’introduire dans la bâtisse, se glissait le long des murs pour ne pas se laisser piéger, jusqu’à cette immense place. Là, il se mettait à flotter, à jouer entre les lignes de minerai, à les faire vibrer, chanter. Il allait et venait entre les fils, et remontait, le plus vite possible, dans le long conduit, pour ébranler chaque brique et redonner un semblant de vie autour de lui. Mais, à chaque fois, alors que la course vers le dehors était amorcé, que rien ne pouvait plus interrompre l’escalade, de longues et puissantes pattes s’accrochaient à la complexe armature artificielle, pour le silence. Le vent s’enfuyait, les pattes retournaient vers leur corps, ce corps dissimulé dans les ombres, ce corps qui restait immobile, centre d’une étoile, gardienne d’un monde.
Il n’aimait pas le vent, ce souffle qui venait se divertir dans le bruit. Le vent était un ennemi, avec ses cabrioles et son inconscience enfantine. Il aimait l’immobile, le calme qui naît de l’absence de toute action. Les piliers ne respiraient pas, les câbles ne s’agitaient pas. Aucune lumière du dehors pour venir réveiller les ombres du jour. Rien d’autre que la sensation que rien ne bouge. Rien d’autre que sa propre sensation. Il avait déposé son corps dans cette pièce, (ou était-il même né ici ?)... dans ce lieu qui était son domaine, son cocon, le centre tiède qui lui permettait de conserver la vie qui lui avait été donnée. Il avait vu le monde s’éteindre par ces murs; il avait vu, par ces murs, la lumière décliner, comme si la lune, lentement, avait calé son cycle sur celui du soleil, jusqu’à ce que la nuit devienne omniprésente, que les ombres s’effacent, et l’air se raréfie. Il avait voulu traverser, mais l’aveugle avait contaminé le monde.
Il n’avait plus rien. Les immenses machines pour lesquelles il était en vie ne pouvaient plus saisir, ne pouvaient plus servir. Elles s’étaient arrêtées, longtemps après que le ciel eut cessé de se colorer, longtemps après que tous les autres soient partis, juste avant que les lumières artificielles ne se fanent. Ce moment semblait s’être arrêté lui aussi, un instant sans fin, qui parcourait les jours et dévorait les secondes, de longues secondes sans défense, soumises aux affres du passé.
C’est ce qu’il avait pensé au début. Les mécanismes gelés, il était resté à sa place, patient devant les rouages qui ne s’étaient jamais arrêtés, à mi-chemin entre l’incompréhension et le quotidien. Toujours, il les avait connues vrombissant leur propre langage de métal, chuchotant en silence ou criant leur souffrance, incapables de se mouvoir mais parlant sans cesse, de ces milliers de fils qui avaient vu d’autres landes, d’autres paysages, qui se mêlaient les uns aux autres sans faillir, qui passaient mais laissaient l’empreinte de leur pays, qui jamais ne revenaient, mais qui semblaient passer, et passer encore; toujours les mêmes grandes, oblongues bobines de fils, qu’il devait filer, repasser, tresser, puis les transférer à celui qui se trouvait à côté de lui.
Lui était différent de lui. C’était normal, car personne ne se ressemble, mais lui était vraiment différent. La forme de son visage n’était pas tout à fait la même, et quand il parlait, sa mâchoire descendait et remontait, comme s’il faisait des efforts pour articuler. Il lui avait déjà demandé pourquoi il faisait cela, mais l’autre l’avait regardé bizarrement, et sans répondre, il était parti un peu plus loin. Après cela, plus jamais il n’avait parlé ensemble. Mais... lorsque tout le monde était parti, et qu’il était resté tout seul, il avait compris la vraie différence entre tous ces gens, qui étaient ici avant, et lui, qui y était encore. Lui n’avait jamais pensé à partir pour aller autre part : Ces murs étaient sa maison, sa seule demeure, mais ce n’était pas cela la différence.
Dans le silence de l’usine figée, il était resté sans bouger, attendant que les courroies s’ébranlent, que le fil lui arrive, qu’il le prenne, qu’il le travaille, toujours avec la même perfection, comme ses géniteurs lui avaient enseigné. Puis il avait arrêté d’attendre, sans perdre espoir, et, pour la première fois, il avait quitté sa place. Son premier pas était tremblant, un pas silencieux, couvert de peurs, un pas d’enfant, dans le silence d’une chambre noire. Il avait attendu... et rien n’était venu : pas un son, aucun châtiment venu des cieux. Dieu était parti.
Il avait ouvert une porte, puis une autre. Le monde grandissait sans limites, sans maître, sans guide. Le ventre maternel se métamorphosait, ou plutôt il prenait ses couleurs vraies : la chaleur constante et la lumière douce, qui avaient ruisselé depuis toujours, grognaient dans les soubassements, comme des bêtes en cage, enragées. Mais le silence... le silence était là.
Au travers des salles, au travers des jours qui passaient, le silence engageait sa dictature, l’oppressait, le dévorait, suçait les mots qui mouraient dans ses mains, ces mains de malheur, ces mains traîtresses.
Il arrivait à commander ses jambes, durant son exploration : Ses petites jambes qui n’avaient jamais connu d’autre chemin que celui de son aire de travail à son lit. Il avait appris à les lever plus haut que ses genoux, à faire de grands pas, pour passer au delà d’un obstacle. Mais ses mains... Toujours le même geste, infiniment répété, de lier ensemble les fils, de les assembler pour qu’une nouvelle ligne naisse, plus forte, se déroulait, hors de toute conscience, de tout contrôle.
Elles demandaient toujours. Toujours à chercher, dans les recoins, ces lieux sans lumière où quelque chose peut apparaître, où on voudrait que ce quelque chose apparaisse. Elles l’emmenaient loin, dans ces alcôves étrangères aux murs lacérés par l’humidité, à l’odeur de catacombes. Elles le faisaient se perdre, comme dans un jeu. C’était une fuite, une course continuelle vers le fil qui marquerait la fin de l’errance, le mince reliquat du passé. Elles fouillaient chaque tas de poussière, et la plus infime jetée, colportée par le hasard, devenait un trésor qui les rassasiait, repoussait le manque qui revenait, plus incisif, plus froid, plus déchirant.
Elles devenaient une armée en déroute, marchant avec cette rigueur que leur impose leur statut, ce rythme que leur donne leur savoir, et cette hargne que donne la liberté assouvissante. Sans ennemi à combattre, toute chose devenait un rempart ; Il fallait détruire pour ne pas se sentir mourir, détruire tout ce qui pouvait l’être, chercher un morceau de terre à réduire en poussière, ronger le fer et l’acier, tout avaler, puis recracher, comme un reste de bile qui ne servirait plus.
Tout en haut du clocher, là où les vents venaient s’engouffrer aux premières heures du soleil, il y avait auparavant trois gueules qui hurlaient le silence des machines. Toutes puissantes, elles étaient les organes du monde. Leur verbe était ordre : indiscutable. C’est dans ce sanctuaire que ses mains le conduisirent. Tremblantes, elles avaient écarté les portes, manquant d’étouffer, dévorées par les courants d’air corrompus par le dehors. Quand la dernière barrière avait cédé, les trois Parques, réunies par leur corps unique, se retrouvèrent face à lui. Il en fut pétrifié. Les trois gigantesques trompes d’airain, rongées par l’acide des pluies, se tenaient devant lui, immobiles. Regardant chacune dans une direction, de leur œil invisible, elles étaient telles des Cariatides, avant que le mutisme ne les déchoit. Maintenant, immobiles, craignant le jour où leurs serviteurs viendraient dans leur loge divine, elles se terraient dans les nues, chuchotant sur leur gloire passée. Elles avaient entendu les verrous de leur sanctuaire se briser. Elles avaient essayé de retrouver leur puissance antique, sous l’épaisseur de leur poussière.
Mais leur voix, à jamais, avaient fini de commander. De ses mains, de ses bras, avec cette volonté propre aux peuples opprimés qui découvrent la liberté, il souleva la chimère, la déracina, pour la jeter à bas, tout en bas, là où sa parole ne pourra plus l‘atteindre. L’immense nuage de poussière s’éleva de l’impact, balayé par le vent qui célébrait la venue de l’ordre nouveau. Il grandit, recouvrant tout ce qui était et qui changeait. Il entoura la cloche vide où se tenait, contemplateur, celui qui avait déchu son dieu. Dans l’âcre fumée de terre qui se déposa à ses pieds, un morceau de la terre vint se poser : Un morceau léger comme l’air, à la teinte cuivrée, douce comme une boule de soie, avait pris son envol pour venir jusqu’à lui. Dans sa main, elle était minuscule. Lui la voyait immense, toute pleine d’une sensation qui lui parvenait à son contact, comme la plus belle chose qui existait. À son contact, ses mains avaient cessé leur danse macabre. Elle enserraient l’objet, le trésor. Elles n’avaient plus d’yeux que pour elle. Plus rien ne comptait, pas même le gouffre qui avait enseveli la sirène et son passé.
Il était redescendu dans l’immense salle, toujours tenant dans ses mains la boule de terre. Du toit qui abritait la sirène, un puits de lumière était apparu, apportant du dehors une pénombre éclatante. Il se plaça juste en dessous de l’ouverture et perça un trou dans le sol, pour y déposer la graine de terre. Il récupéra les morceaux de métal polis par le frottement des tissus, pour guider la lumière toute entière vers le centre de ses attentions. Il dévora chaque machine, les déchiqueta pour en faire des fils qu’il tressa, avec lesquels il fit son chef d’œuvre : Il dessina, dans l’immense salle, de ses soies indéchirables, une prison tournée vers l’extérieur, où les vents s’emprisonneraient avant de pouvoir s’approcher du centre : Des dizaines, centaines de fils, enroulés avec patience, formaient la toile du renouveau, protégeaient les feuilles qui montaient toujours plus proches de la lumière.