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L'Alchimie d'un Ange était à l'origine une histoire qui ne devait pas excéder le rang de la nouvelle courte. Elle est née d'une simple impression, un matin de juillet 2006, après un sommeil laborieux et une impression vaporeuse, de ne pas savoir où je me trouvais. L'histoire devait être celle d'un homme qui se rencontrait lui-même dans un songe qui l'aidait à se débarasser de son passé.

 

Et puis l'histoire s'est continuée d'elle-même. Les détails se sont enchaînés, et je me suis pris à vouloi moi-même savoir jusqu'où ce gars irait, qui il allait rencontrer et ce qu'il allait devenir. Cela me prit deux mois en dilettante, enchaînant les mots et le futur de cet être qui allait découvrir en même temps que moi ce qu'il est.

 

Et puis cette histoire fut publiée (non sans de grands efforts de ma part), simplement parce que je voulais savoir ce que cela donnerait. Cela a donné... ce que cela a donné.

 

Ce qui suit est le premier chapitre. Les détails concernants cette histoire se trouveront à sa suite.

 

 

“Ferme les yeux !”

 

Brusquement redressé, yeux grands ouverts, sur les lèvres un peu d’humidité, sa langue sèche la goûtait. C’était âcre, apaisant.

 

Chad n’avait jamais réussi à comprendre ces rêves qui semblaient si réels, ces moments entre le sommeil et le réveil où, parfois, il découvrait des visages, des regards, des mains tendues vers le ciel, vers lui. Un homme d’environ quarante ans. Le lieu était obscur, mais il avait vu autour de lui une faible lueur, un point lumineux qui s’était agité avant de retomber, et de s’éteindre. Dans le regard de cet homme, il y avait eu un instant de lucidité, rien d’autre. Parfois, c’était de la curiosité, assez rarement, c’était de la joie. Le plus souvent, c’était de la peur. Chaque matin, Chad sentait le goût de sa sueur qui perlait le long de ses doigts. Puis l’odeur disparaissait, comme le souvenir de ces yeux qu’il avait aperçus.

 

Le soleil était déjà haut. La chaleur accablante laissait une atmosphère oppressante dans la chambre. Il se leva, il s’étira longuement, donnant un peu de temps à ses muscles pour qu’ils puissent se préparer à cette nouvelle journée. Les fines bandes de lumière qui transperçaient les stores venaient s’écraser contre le parquet. Laissant divaguer son regard, Chad remarqua le désordre coutumier qui était devenu son quotidien, cette salle étroite qui lui servait de logement, mais qui aurait tout aussi bien pu servir à entreposer des vélos. Mais les vélos ne payaient pas. C’était le seul argument favorable qu’il avait trouvé pour admettre l’idée qu’il avait déniché cet endroit grâce à une agence immobilière.

 

Huit mois qu’il vivait dans cette cage. Ce qu’il appelait ironiquement son cercueil n’avait vu personne d’autre que lui, et le regard de son propriétaire qui descendait régulièrement pour s’assurer de son entretien. Ce gros homme au regard doux, aux pommettes saillantes, avait une manière de se faufiler dans l’entrebâillement de la porte quand Chad l’ouvrait, une vraie anguille, à ce point près que jamais une anguille le pourrait avoir un tel attrait pour l’argent. C’était toujours le même rituel, le matin. Quand il se levait, il gagnait sa douche en rêvassant à ce petit bonhomme qui semblait gonflé d’eau, et cela le faisait rire, ou du moins lui donnait le sourire avant de partir travailler.

 

Son costume sombre de courtier passé et la porte franchie, Chad devenait une ombre, comme beaucoup dans ces villes.

 

Les transports en commun, le métro. Chaque jour de chaque jour, il se rendait dans l’estomac grouillant de cette mine asséchée, accompagné de ces gens qu’il voyait tout les matins mais qu’il ne connaissait pas. Ils étaient tous rangés le long de la voie, dans un ordre quasi religieux, sans ciller un seul instant à l’approche de la langue de métal qui les apporterait à l’autre bout du tunnel. Quelques fois il se déplaçait de son lieu de prédilection, allait se poster à côté d’une jolie fille, ou d’une exclusivité. Ces personnes-là sont faciles à repérer : Elles fouillent chaque recoin, attentives à chaque modification dans la posture des mains de leurs voisins. Elles ont cette peur, cette agoraphobie toute naturelle dans ces lieux confinés qui oppressent. Elles regardent tout le temps, pour ne pas être la victime de ces vols discrets, qu’elles ne pourraient jamais pu empêcher de toute manière.

 

Une fois dans la rame, il n’y a plus qu’à attendre. Chacun est dans son coin, blotti dans ses pensées. Certains se croient encore dans leur lit vu la mine béate qu’ils affichent ; d’autres ne sont pas encore couchés et profitent des ces moments de repos pour puiser leurs dernières forces avant le sommeil salvateur de la douche chaude, de la couche fraîche, et du verre d’eau qui laisserait échapper les bulles du cachet d’aspirine ; d’autres encore laissent leur regard se perdre, personne ne faisant attention à ce regard, mélange entre passivité et somnolence.

 

Mais tous ont ce même réflexe, de plisser les yeux devant la lumière, au bout du tunnel, qui les rapporte à la vie de la surface. Car tous en dessous perdent une partie de leur vitalité. Ici, pas de jour, ni de nuit, juste une lumière fade qui se répand des plafonds vers les sols. Pas de soleil, ni même de légère brise pour animer les imperméables ou les cheveux. Il y règne une température constante, de jour comme de nuit, été comme hiver, comme dans une cave, ou un frigo. 

 

Entre le métro et son travail, il y avait un dernier obstacle, un spectacle d’une violence rare, une fosse aux fauves que les plus grands gladiateurs de l’empire romains n’auraient jamais pu combattre : le rempart des voitures. Si dense que l’on ne pouvait voir l’autre côté de la rue avant d’y être parvenu. Le flot d’hydrocarbure noyait l’atmosphère durant une longue minute, rendant la zone digne des plus grands champs d’essais bactériologiques. Puis venait une autre vague, tout aussi dangereuse que la précédente : Quiconque se laissant emprisonner dans la confrontation avec la marée humaine adverse pouvait perdre les précieuses secondes qui lui permettraient de gagner l’autre bord. C’était une lutte sans arme, un affrontement d’un nouveau genre : au même signal ils s’élançaient de toute leur hargne, frappaient le sol de leurs chaussures brillantes, traînaient leur sacoche remplie de documents confidentiels, de rapports sur les entreprises, de chèques impayés ou... autre chose. Et ils se rencontraient : les coups pleuvaient, comme des appels téléphoniques au standard d’un hôpital un lendemain de match de football. Ça jouait des coudes et des mains, peut-être même des pieds, pour traverser ce cloaque gigotant. Il fallait passer, sa vie en dépendait. Mais comment savoir, après un choc, où était le salut ? Il n’y avait qu’une seule couleur, un seul uniforme sur le terrain. Il fallait ruser, glisser, regarder un point au loin et ne jamais dévier de sa route, marcher avec pour seul but ce point, et rien d’autre.

 

Et il en était ainsi chaque matin de chaque matin.

 

Les salutations habituelles de la réceptionniste, les chaussures qui claquent dans le hall de granit poli, l’escalier de fer jusqu’à la section à laquelle il était assigné. Le train-train qui se répétait.

 

“ Bonjour monsieur Anuton. Voici vos courses de la journée. “

 

Puis il redescendait, sortait de ce bâtiment pour se rendre à chacune des adresses indiquées par le carnet qui portait son nom et qui chaque jour s’engraissait d’une feuille supplémentaire. Escalier, hall en granit poli, réceptionniste, dehors, nouvelle bataille.

 

Ses premières adresses étaient des personnes connues, avec qui il avait déjà eu affaire. La quatrième était différente, un nom inconnu dans un quartier inconnu. Là-bas : pas de métro, pas de bus pour assurer la correspondance, une zone de non-droit pour la carte de transport qu’il payait si cher. Il ne la payait pas, mais sa fiche de paye lui montrait bien. Il décida de s’en occuper en dernier, lorsque son livret de commande serait achevé.

 

Les heures s'étendirent, sans que Chad ne voit le soleil monter jusqu’à son zénith, redescendre, déformer le visage des rues, des bâtiments, de la ville toute entière. Il ne s’en souciait même plus, il n’avait plus le temps de se soucier de cela. Auparavant, même après une journée de travail fastidieuse, il partait se reposer quelques minutes dans un parc, proche de son lieu de travail. Là, il étendait ses jambes, rompues de lassitude, il posait ses mains le long du dossier pour les étirer, pour sentir ses muscles ankylosés par l’inaction, et il regardait les malheureux arbres, perdus dans ce minuscule carré de terre, le ciel qui passait lentement par toutes les nuances de bleu, se teinter de jaune, puis de sang, avant de retourner vers le bleu qui se fondait dans l’obscurité. A ce moment seulement il regagnait sa cage, pour trouver un brin de nourriture et le repos. Mais il avait renoncé à ce plaisir devenu au fil des semaines un peu plus futile, qui ne faisait que le priver d’un peu de sommeil. Il ne passait plus que le temps minimum au dehors. A vrai dire, il passait plus de temps  sous les tubes phosphorescents du métro qu’à la lumière du soleil. Et puis, le soleil ne perçait plus que très rarement la pellicule constante de brume. La brume est devenue l’indicateur de luminosité des citadins : plus ou moins blanche, selon la chaleur, (comme la couleur de la cravate de certains patrons détermine avec précision si ledit président-directeur-général a reçu, la veille au soir, la visite de ses fils, de ses amis, ou de sa maîtresse). Ils s’y étaient habitués, et son absence était un signe funeste, celui de la pluie, et du froid.

 

Il avait terminé sa longue course. Il ne lui restait que cette ligne inconnue.

 

Et il devait marcher pour y parvenir.

 

Marcher.

 

Depuis longtemps il avait perdu cette habitude de se servir de ses jambes pour les longues distances. Il était si simple de monter dans un tramway. Quand il en descendait, il se trouvait à quelques pas de son lieu de rendez-vous. Il ne lui restait plus qu’à s’asseoir, pour discuter des quelques modalités nécessaires, puis il repartait. Assis, du matin au soir.

 

Il n’avait pas le choix.

 

Après quatre cents mètres le long du boulevard, il prit un chemin de travers qui le guidait vers une zone qu’il n’avait jamais arpentée. Sa constante assurance s’évada, et il dut jouer sur ses nerfs pour ne pas rebrousser chemin. Les immeubles avaient une teinte grise et terne, comme couverts d’une peinture encore humide, qui ne sécherait sans doute jamais. Contre les bâtiments se trouvait une foule de personnes qui parlaient entre elles, des enfants qui jouaient au football contre un mur affublé d’une cage blanche qui leur servait de but.

 

Il marchât pendant une heure, et pendant une heure toujours le même spectacle : des hordes d’inconnus qui le regardaient de la tête aux pieds, avant de revenir vers sa tête qu’il essayait de masquer en regardant le sol le plus possible. C’est donc cela que ressentent les mannequins qui défilent sur les podiums ? Non, ça doit être différent pour elles, elles n’ont pas l’odeur de ces ruelles.

 

Il arriva à l’adresse indiquée. Un interphone cuivré sur la droite de la porte était couvert de vignettes autocollantes aux symboles invraisemblables. La note qu’il possédait ne comportait aucun numéro, il se lança donc dans l’essai de chacune des touches, avec l’espoir que celui qu’il presserait le conduirait à son interlocuteur. A la sixième tentative, l’immeuble lui fut enfin ouvert. Les quelques étages n’étaient plus qu’une délivrance de l’atmosphère oppressante du quartier.

 

Il frappa deux coups contre la barrière de bois qui servait de porte et entra. Directement face à lui se trouvait un bureau derrière lequel se tenait une femme à l’apparence fatiguée, qui se limait les ongles. Elle ne releva pas les yeux tout de suite et Chad eu le temps de l’observer un instant. On l’avait tellement regardé sur le trajet qu’il sentait le besoin d’en faire autant, pour évacuer ce trop-plein qui l’accablait. Ce qui retenait l’attention chez cette dame était la masse de cheveux blonds qui débordaient de chaque côté de son visage ; ils n’étaient qu’à peine mis en ordre, et certaines mèches pointaient vers le haut. Le mouvement de ses mains était précis, ils semblaient en train de divaguer sur un violon dont l’archet était la lime. Elle contournait le dessin des doigts avec sagacité, revenait sur l’un d’eux, puis sur un autre, bougeait sa main de manière à former un stylet avec ses ongles, ses ongles parfaitement vernis, qui brillaient de la lumière des néons qui illuminaient la salle.

 

Puis elle releva ses yeux, et l’orchestre pris fin avec la voix criarde et suraiguë qui lui indiquait un couloir sur sa droite. Il se dirigea vers ce qui était vraisemblablement le bureau du patron de l’entreprise, jusqu’à sentir sous ses pieds une moquette fine et usée qui aurait presque pu ressembler à du parquet au toucher. L’homme lui fit signe de fermer la porte et de prendre place sur le siège qui se trouvait devant le meuble sobre.

 

La conversation n’avait que peu d’intérêt pour Chad qui faisait cela de manière presque machinale depuis des jours. C’était toujours les mêmes questions qui s’alignaient : à combien se montait la facture ? Aux vues de la quantité, n’y avait-il aucun moyen de négocier, car l’économie était bancale et il ne pouvait se permettre une telle dépense ? Quelles étaient les modalités… Chad n’y prenait plus goût. Au début, il avait trouvé cela amusant, et il tentait de vendre par la même occasion d’autres produits, mais cela ne marchait que très rarement. Il répondait donc distraitement, sans porter de grande attention à son interlocuteur. Pourtant celui-ci était amusant, d’un certain point de vue, car il avait un de ces tic, impossible à contrôler, qui agitait son œil gauche lorsqu’il commençait une phrase : cet œil se portait vers le centre de son visage. Il avait dû être un caméléon dans sa vie précédente, ou quelque chose du genre. Sauf que ces animaux ont le chic pour se dissimuler dans leur environnement, alors que lui... c’était plutôt le bureau qui se dissimulait dans le patron. Ce détail amusa Chad le temps de l’entretien qui ne dura que quelques minutes. Il était impatient de s’échapper de cette zone inconnue qui le mettait mal à l’aise, et le directeur de l’entreprise avait hâte de quitter son travail : tous ses dossiers étaient rangés dans le coin droit de son bureau et sa veste était posée contre son accoudoir de siège.

 

Soixante quinze minutes plus tard, Chad retrouvait le confinement de son une pièce, avec ce sentiment de sécurité enfin retrouvé, d’un toit et de murs connus qui le protégeaient des atteintes de l’extérieur.

 

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